Skip to main content

Tribune-Liptako : Augure et accomplissement - Par Farmo M.

Au début du XIXe siècle, quand à l’instigation d’Ousmane dan Fodio, Brahima Seydou Birmali baptisait son Emirat du nom de Liptako, dans un espace rassemblant des portions de terre du Niger, du Burkina Faso et du Mali actuels, l’esclavage, les traites négrières orientale et occidentale avaient déjà entamé l’humanité de nos peuples, en amont. En aval, s’étendant sur deux siècles, le colonialisme et le néocolonialisme, par l’arbitraire de leurs crimes, par la tyrannie de leurs exactions, par la rapacité de leur exploitation, travaillaient à les subjuguer, et à leur ôter toute dignité.

Quels peuples, sur la surface de la terre et en tout temps, pris entre tragédie et drame, ont su, comme les nôtres résister et se reproduire pour combler le déficit démographique ?

Voici l’Afrique après six siècles de dépeuplement et de dépopulation, vive et féconde, disputant à l’Asie la première place, et présentant au monde la population la plus jeune et la plus active, malgré les ponctions esclavagistes opérées dans le vivier humain, malgré les razzias, malgré les millions de morts : les uns ensevelis sous les sables du Sahara, les autres engloutis sous les eaux de l’Atlantique, de la mer Rouge, de l’Océan indien ; en dépit des guerres de conquête meurtrières, des massacres planifiés et des génocides ordonnés.

Greniers incendiés, rapts de bétail, déplacements forcés, hécatombes en cours, au lieu où les frontières du Mali, du Burkina Faso et du Niger se confondent. Là se trouve le Liptako, debout, luttant contre le terrorisme commandité par la France indécrottablement colonialiste, assurément perdante dans la guerre déclarée au Sahel central.

L’augure était dans les termes, inscrit dans le nom, ancré dans le destin.

Liptako insaisissable,

Liptako indomptable,

Liptako qu’on ne terrasse pas.    

Ce que je dis n’est pas que palabre. Par un acte authentique : la Charte, tu graves dans la terre ancestrale, ton droit incessible à l’enracinement, et par l’alliance de tes parties, tu fondes la trinité primordiale.

La bataille du nombre est remportée, reste à gagner, dans la guerre, celle de la dignité.

La Charte et l’Alliance sont filles de la guerre et de la nécessité, comme l’idée de fédération née au Lipako. Il a fallu que le Liptako, suivant la prophétie de Monsieur Kaziendé Léopold devienne « le Katanga de la Haute-Volta, du Niger et du Mali », pour que les trois pays amorcent un rapprochement salvateur. C’est le besoin impérieux de protéger leurs vies, leurs biens et leurs territoires contre les bras armés de l’impérialisme français : les rébellions séparatistes et le terrorisme dit djihadiste, qui les persuade d’opter pour un pacte de défense collective et d’assistance mutuelle.

L’intervention des Forces Armées françaises qui soutenaient plus qu’elles ne combattaient la rébellion et le terrorisme dans la région, les tentatives belliqueuses, mais désespérées de la France de conserver sa zone d’influence, son désir insensé d’affirmer ou de restaurer son ascendant colonial sur les pays de son ancien empire dans un contexte mondial multipolaire, sa volonté de perpétuer la servitude monétaire et économique par le franc CFA, de même que son dessein d’accaparement des ressources minières et énergétiques abondantes de la région, font du conflit du Liptako une guerre de libération et d’indépendance.

L’institution, le 16 septembre 2023 de l’Alliance des Etats du Sahel a relancé la vieille idée de fédération panafricaine. Les réalités objectives du Liptako depuis une décennie au moins, jointes aux enseignements livrés par l’histoire des organisations fédératives permettaient de croire que les trois pays du Sahel central finiraient par mutualiser leurs forces pour combattre l’ennemi commun, et que de cette solidarité agissante sortirait une forme d’organisation qui garantirait l’intérêt général.

L’idée d’une union fédérale africaine n’est pas neuve, elle a été prônée dès le XIXe siècle par le mouvement panafricanisme. Celui-ci a connu des mutations au cours des deux derniers siècles. Du XIXe siècle au XXe siècle, l’idée a été d’abord portée par l’élite de la Diaspora : Henry Sylvester William (Trinidad), William Edward Burghard Du Bois (Etats-Unis), George Padmore (Trinidad), Marcus Garvey (Jamaïque) ; puis par l’élite du continent : Kwame N’Krumah (Ghana), Jomo Kenyatta (Kenya), Modibo Keita (Mali), Djibo Bakary (Niger), Nazi Boni (Haute-Volta), Gamal Abdal Nasser (Egypte), Julius Nyerere (Tanzanie), Sékou Touré (Guinée), Mohamed V (Maroc), Cheikh Anta Diop (Sénégal), Théophile Obenga ((Congo). Le mouvement est aujourd’hui porté par les peuples et animé par la jeunesse africaine.

Si l’objectif ultime demeure l’union d’Etats « africains fédérés au sein d’un gouvernement central démocratique, des côtes libyques de la Méditerranée au Cap, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien », l’urgence, aujourd’hui, est dans la constitution d’un noyau fédératif primordial.

A y regarder de plus près, le panafricanisme des anciens était un vœu qui s’est consumé dans de multiples déclarations, manifestes et résolutions au fil des Conférences (Paris, 1900) et Congrès (1919 Paris ; 1921 Londres, Bruxelles et Paris ; 1923 Londres et Lisbonne ; 1927 New-York ; 1945 Manchester ; 1974 Dar es Salam ; 1994 Kampala ; 2014 Johannesburg). La démarche fédérative des Etats du Sahel central, plus qu’un vœu, est une nécessité.

En 2022, dans mon ouvrage : Désensorceler l’Afrique. Sens et Devenir, j’écrivais que les conditions objectives et psychologiques de l’unité fédérale sont réunies dans le Sahel central. Cette région comprend le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Les trois pays sont depuis plus d’un siècle sous domination politique, économique et militaire de la France. De plus, dans ces pays dont le sous-sol regorge d’immenses ressources naturelles, se déroule une guerre dite contre le terrorisme, qui est en réalité une guerre coloniale ou de recolonisation, qui, de proche en proche deviendra une guerre de libération et d’indépendance. L’extraversion des économies nationales, la mainmise sur les ressources naturelles, la position quasi monopolistique des entreprises françaises dans les secteurs essentiels, le contrôle de la monnaie par le trésor français, l’intervention dans la vie politique locale, dans les élections, la désignation des dirigeants par le truchement de la Françafrique notamment, la présence des bases militaires françaises, témoignent de cette domination multiforme.

Le terrorisme transfrontalier, le vécu commun des horreurs de la guerre d’une part et d’autre des frontières, de même que le rejet de l’hégémonie française ont renforcé le sentiment d’appartenance à un espace commun. Ces facteurs ont aussi rendu possible une unité d’action.

Les manifestations de la jeunesse malienne ayant contribué au départ des forces françaises du pays, celles de la jeunesse burkinabè qui ont d’abord ralenti le convoi de la force Barkhane à Bobo Dioulasso et à Ouagadougou, et l’ont mobilisé à Kaya pendant une semaine, les manifestations de la jeunesse nigérienne qui ont arrêté le même convoi à Téra, au prix de nombreux morts et blessés, au cours du mois de novembre 2021, témoignent à la fois du refus de la domination française, de la conscience d’entreprendre des actions communes pour se libérer de cette domination. Ces sentiments sont portés par une jeunesse qui se réclame du panafricanisme. Ce panafricanisme nouveau n’est pas celui des élites, il n’est pas celui des intellectuels, même si on y trouve des réminiscences de ceux. C’est un panafricanisme pragmatique, celui des peuples, dont la jeunesse est le porte-flambeau sur le terrain.

Pour toutes ces raisons je ne concluais que les pays du Sahel central : le Mali, le Burkina Faso et le Niger pourraient constituer le noyau central auquel d’autres pays mus par la nécessité viendront se joindre. La constitution de la fédération américaine montre qu’il a fallu qu’un petit nombre d’Etats (13) forment le cœur de l’union, pour que le grand nombre (37) viennent s’y connecter pour constituer un grand corps vivant au même rythme.

La démarche prospective n’a pas failli, la signature de la Charte du Liptako-Gourma instituant l’Alliance des Etats du Sahel confirme ces prévisions, la réunion des ministres de l’Economie et des Finances  des trois pays tenue à Bamako, le 25 novembre 2023, afin d’examiner, des questions d’intérêt général, notamment celle de la monnaie, puis, cinq jours plus tard, dans la capitale du Mali, la réunion tripartie des ministres des Affaires Etrangères étendant les compétences de l’Alliance aux domaines politique et économique, et envisageant la création d’institutions, confortent ces convictions.

Au Liptako, les conditions de la fédération sont remplies. Il y a eu, comme cela s’est rarement produit dans notre histoire, une rencontre fusionnelle entre les peuples et les dirigeants : les uns agissant dans le sens de l’intérêt général avec une vision de l’avenir, les autres les soutenant et voulant le changement, tous en communion, œuvrant pour la liberté, l’indépendance, la souveraineté, la dignité.

L’erreur fatale du panafricanisme ancien que l’Alliance des Etats du Sahel a su éviter, est d’avoir tenté de construire en commençant par le haut, c’est-à-dire en accordant la préséance à la superstructure au détriment de l’infrastructure. Ici, au contraire, la démarche est ascendante et précautionneuse. L’économie considérée comme la base, repose elle-même sur un socle – la sécurité et le défense – qui la précédé et la soutient. La politique constitue le 3e étage de l’édifice.

Il est dit en physique, c’est connu depuis la troisième loi de Newton, que les forces s’opposent, que lorsqu’un corps A exerce une force sur un corps B, le corps B exerce une pression sur le corps A, on reconnait là le principe d’action-réaction. Cela est également vrai dans le champ social et politique. Or, l’Alliance des Etats du Sahel est une force qui émerge au milieu d’autres forces. En vertu de cette loi, ces forces (internes et externes) exercent des pressions sur l’Alliance, tout comme l’Alliance exerce une pression sur ces forces, selon le principe de l’action-réaction.

Les Etats du Sahel central auront donc, dans leur mouvement fédératif, à résister aux pressions des forces extérieures qui, depuis six siècles s’activent à maintenir l’Afrique sous leur étreinte, mais aussi à celles des forces endogènes rivées au passé ou fixées au statu quo, et de toutes les forces habituées à la soumission et à la servilité, au point de ne point vouloir en sortir.

La souveraineté est le terme de la résistance. Au bout de la résistance se trouve notre indépendance par rapport aux autres Etats et forces internationales qui, jusqu’ici nous tiennent à leur merci ; s’y trouvent aussi le pouvoir de créer nous-mêmes nos lois et nos institutions, la liberté de disposer de nos richesses, et la faculté de décider du sens à donner à notre existence. Au regard d’un tel avenir, aucun sacrifice n’est trop grand.

Ce qui se joue au Liptako concerne le Sahel au-delà des trois frontières, et interpelle l’Afrique entière. Ici se sont succédé depuis les temps antiques, le Ghana et le Mali, le Songhay et le Kanem, le Dahomey et le Mossi, le Cayor et le Gobir, Kong et Kaarta, Oyo et Rano, Kano et Sokoto. Cette terre est gardienne de la mémoire de nos royaumes et Empires. Ici, à la lumière des enseignements retenus, une reviviscence dont le Liptako est l’épicentre, et l’Alliance des Etats du Sahel la manifestation, irradiera le continent.

Les Maliens, les Burkinabé, les Nigériens : peuples et dirigeants, travaillant à l’émergence de la Fédération des Etats du Sahel auront accompli une tâche utile pour leurs pays, une œuvre grandiose pour l’Afrique. Aux générations à venir, ils auront évité l’agenouillement. Ils auront enfin délesté l’Africain du fardeau des six derniers siècles, et restauré sa dignité. Et, lorsqu’ils ne seront plus, l’Histoire les couvrira encore de gloire.

Farmo M.