Accéder au contenu principal

Lettre au chef de l’État Monsieur le Président : l’unité nationale ne doit pas rimer avec uniformisation linguistique et culturelle

le president TianiLettre au chef de l’État Monsieur le Président, Sauf votre respect, vous devez vous souvenir que l’unité nationale n’est pas synonyme d’uniformisation linguistique et culturelle et qu’on peut faire taire les gens, mais on ne peut pas tuer l’esprit.

Pourquoi gardez-vous ce silence coupable face à cette histoire de langue nationale unique ? Par ce silence gênant et combien préjudiciable au climat social, vous augmentez les risques de dérives entre citoyens nigériens dont rien, jusqu’ici, n’a pu ébranler la cohésion et l’unité. Moi, j’ai du mal à croire qu’un président puisse garder le silence face à une détérioration du climat social et j’ai cru que vous allez arrêter la descente aux enfers en abrogeant sans délai l’ordonnance pour la reprendre dans l’esprit et la lettre de la loi de 2019 sur les langues nationales. Je n’aurai jamais imaginé un instant que le chef de l’État, garant de l’unité nationale, garderait cette posture de spectateur engagé face à une telle dérive. Qu’est-ce que vous attendez davantage pour apaiser les esprits en corrigeant le tir ? J’ai lu quelques réflexions de ceux qui agissent, parlent et écrivent pour soutenir votre décision et j’ai trouvé navré que ce soit des esprits pareils qui vous ont entraîné sur cette voie pleine de périls pour notre peuple. J’ai lu notamment que « le fait qu’une langue est nationale n’enlève en rien leur caractère national aux autres langues ». Pourquoi alors ne pas les déclarer toutes langues nationales ? J’ai lu également que la condamnation et la protestation de millions de Nigériens sont assimilées à un vacarme inutile, comme si nous sommes sous une dictature et que seules les voix concordantes doivent être entendues. À la limite, ces esprits retors mais sans arguments solides sur cette question de langues, vous invitent à asseoir une dictature afin d’imposer par la force, la coercition et les intimidations, ce qu’il vous plaira d’imposer ou plutôt ce qu’ils leur plairont de vous amener à imposer.

Monsieur le Président,
La langue, encore une fois, n’est pas qu’un simple outil de communication, c’est un élément déterminant de la culture et de l’identité. Vos compatriotes ont tout compris et ils ne baisseront jamais la garde. Soyez sûr qu’on peut faire taire les gens, mais on ne peut pas tuer l’esprit. Ce combat, ils vont le mener jusqu’à ce que cette ordonnance soit abrogée. Vous devez vous ressaisir afin que nous autres, nous ayons la possibilité de lever la tête en public. Car, je dois vous le dire, plus qu’une honte, la motivation de cette manipulation est criminelle. Cette motivation se trouve dans l’article 22 du Traité portant création de la Confédération AES qui stipule que : « Les langues officielles de la Confédération sont les langues nationales des Etats membres choisies par le Collège des chefs d’État de la Confédération. ». En consacrant le haussa unique langue nationale du Niger, vous élevez donc le haussa au rang d’unique langue nigérienne parmi tant d’autres du Burkina Faso et du Mali qui seront désignées langues officielles de l’AES. C’est non seulement malsain, mais c’est injuste et rédhibitoire. Au cours des précédentes lettres que je vous ai adressées sur ce sujet afin de vous édifier sur votre erreur, je vous ai rapporté notamment le modèle suisse. Je le fais à nouveau en vous rappelant qu’en Suisse cohabitent quatre langues officielles : l’allemand qui est parlé par 62% de la population, le français par 23%, l’italien par 8% et le Romanche qui n’est parlé que dans une petite portion de territoire ? Toutes ces langues sont enseignées dans leurs zones respectives et la nation suisse est une réalité. Il ne viendra à personne l’idée d’imposer l’allemand comme langue officielle unique parce que simplement parlée par près des 2/3 des Suisses.

Monsieur le Président,
Vous avez tout obtenu du peuple nigérien. J’ai donc du mal à comprendre votre motivation, les arguments ayant été suffisamment développés pour vous édifier sur votre erreur. Un bon gouvernant se remet toujours en cause et corrige au besoin un acte ou un propos mal accueilli. N’acceptant pas d’entendre tout ce qui se dit de vous actuellement et que vous ne devez pas prendre à la légère, j’ai cru nécessaire de vous poser trois questions essentielles :

  1. Pourquoi maintenez-vous une ordonnance qui provoque un trouble certain au sein de la population alors que vous n’ignorez pas les risques majeurs de dérives sociales que cela peut entraîner ?
  2. Comment jugeriez-vous le comportement d’un chef d’État qui ignore royalement l’émoi et les protestations soulevés par une loi qu’il a signée et que de très nombreux compatriotes jugent injuste, contestent et combattent ?
  3. Avez-vous le sentiment d’avoir pris une décision qui grandisse le Niger, qui consolide la cohésion sociale et l’unité nationale ?

Monsieur le Président,
Sauf votre respect, vous devez vous souvenir que l’unité nationale n’est pas synonyme d’uniformisation. Ne suivez donc pas la même trajectoire que ceux qui, à la faveur du mouvement dit de «Mondialisation», se sont subtilement mis à parler de «Globalisation». La construction de la nation qui est notre ultime objectif n’est pas nécessairement obtenue dans une uniformisation linguistique et culturelle ; elle est le résultat d’une symbiose et les dirigeants qui vous ont précédé à la tête de l’État, l’ont parfaitement compris et intégré dans leurs principes de gouvernance. Je vous supplie, au nom du Niger et de son peuple, d’abroger cet article 12 de la Charte et de vous inscrire dans l’esprit et la lettre de la loi de 2019.

Car, cela ne vous apportera en définitive que mauvais sang et rejet.
Une telle hypothèse vous réduirait inéluctablement à devenir tout le contraire de ce que vos serments ont laissé entrevoir.

Malami Boucar (Le Monde d’Aujourd’hui)