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Le 26 juillet du Niger : pour un recentrement et un jaillissement / Par Pr. Amadou Saïbou Adamou

La date du mercredi 26 juillet 2023 est entrée avec un grand fracas dans l’histoire du Niger. Pourtant, c’était une journée sahélienne ordinaire qui avait, il est vrai, commencé par un silence assourdissant du côté du bien gardé palais présidentiel : c’était le silence de la mer !

Les clapotis qui filtraient de la maison du Président ont fini par muter en flots de rumeurs diffusés par les réseaux sociaux et les médias occidentaux toujours prêts à faire et à défaire, avec des grilles spécifiquement stéréotypées, les événements qui se passent en Afrique. Le positionnement d’éléments des Forces de Défense et de Sécurité (FDS) dans certains endroits stratégiques de la ville de Niamey (des loyalistes prêts à donner l’assaut pour libérer le Président, disait la rumeur) ont bien fini par soulever les soupçons qu’un coup d’Etat est en cours au Nige. La confirmation est venue tard dans la nuit par une brève adresse (101 mots) des représentants des FDS sur les ondes des médias officiels du Niger :

« Ce jour 26 juillet 2023, nous, Forces de Défense et de Sécurité réunies au sein du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), avons décidé de mettre fin au régime que vous connaissez. Cela fait suite à la dégradation continue de la situation sécuritaire, la mauvaise gouvernance économique et sociale. Réaffirmons notre attachement au respect de tous les engagements souscrits par le Niger. Nous rassurons la communauté nationale et internationale par rapport au respect de l’intégrité physique et morale des autorités déchues conformément aux principes des droits humains. 

Fait à Niamey, le 26 juillet 2023

Le Président du CNSP. »

Le lendemain, un communiqué émanant de l’armée annonce que « le commandement militaire des Forces Armées Nigériennes composé du Chef d’Etat-Major des  armées  et  des  Chef  d’Etat-Major  d’armées … par souci  d’éviter une  confrontation meurtrière entre les différentes forces qui au-delà de ces dernières pourrait provoquer un bain de sang et entacher la sécurité de la population et… par souci de préserver la cohésion au sein  des forces de défense et de sécurité, ont décidé de souscrire à la déclaration des Forces de Défense et de Sécurité ».

C’est bien un coup d’Etat !

Qu’est-ce qui a réellement motivé les FDS à se saisir une fois de plus du pouvoir à Niamey ? De qui est ce coup ? Quelles sont les implications qui ont favorisé une si grave opération ? Des conditions préalables, exogènes et endogènes, ont-elles été posées pour garantir la réussite du Coup ? Par qui ? Pourquoi ? Pour quoi ? Dieu et puis les auteurs du renversement du pouvoir de M. Mohamed Bazoum le savent mieux que les rumeurs d’ici et d’ailleurs qui ont rempli les oreilles et occupé les yeux des Nigériens et de tous ceux qui s’intéressent de près où distancement au sort du Président et de sa famille retenus pour les uns, à celui du Niger et de ses habitants en général pour les autres.

Si des réponses éprouvées à ces questions peuvent être intéressantes pour identifier les acteurs du Coup et les responsabilités qu’ils comptent assumer, il me semble que des questions plus essentielles doivent être posées. J’ose en poser deux : Pourquoi le Niger (le pays le plus pauvre du monde, disent les statistiques internationales) focalise-t-il tant l’intérêt du monde entier ? Qu’est-ce que les Nigériens veulent-ils faire de leur pays ?

Niger : un point de mire 

Le Niger a, depuis le 26 juillet 2023, volé la vedette à l’Ukraine, au Soudan, à la Méditerranée et aux drames qui s’y déroulent. Pourquoi, en quelques instants, tous les regards des grands de ce monde (des petits aussi) se sont tournés vers ce pays dont on ne parlait qu’en termes de pauvreté, de misère, de démographie et de migration irrégulière ? Pourquoi, alors qu’aucun coup de fusil n’y a retenti, le Niger est devenu un champ de bataille médiatique et politique ? Pourquoi, le Coup d’Etat du Niger, qui est le 6ème enregistré dans la sous-région depuis 2021(après les 2 du Mali, les 2 du Burkina et le coup d’Etat en Guinée Conakry), et qui paraît être le plus anodin, devient-il une préoccupation mondiale ?

Est-ce la récurrence des putschs au Niger qui a fait les yeux du monde se fixer sur notre pays ?  Il est vrai que les coups d’Etat militaires sont si fréquents qu’ils sont devenus une structure, une donnée de la gouvernance politique du Niger. En soixante-trois ans d’indépendance (entre 1960 et 2023), le Niger a connu cinq coups d’Etat réussis (soit près d’un quart de siècle de pouvoir militaire) et plusieurs tentatives (réelles ou fictives) de putsch. Sept des onze chefs d’Etat qui ont dirigé le pays sont ou ont été des militaires. L’historien Kimba Idrissa a si justement rappelé il y a quelques années de cela, qu’en moins de dix ans, de la Conférence Nationale (novembre 1991) au coup d’État d’avril 1999 (celui de Wanké), le Niger a passé de la Deuxième à la Cinquième République. Il souligne, citant Maignan, que c’est là, «un chemin que la France a mis cent dix ans à parcourir. Depuis 1991, le Niger a vécu sous sept systèmes institutionnels différents . . . Une telle boulimie est sans égale en Afrique et il convient sans doute de remonter à la Révolution française pour trouver une instabilité institutionnelle comparable ».

Cette « militarisation » du pouvoir a eu un impact réel sur les représentations et les comportements politiques au Niger. Mais, si chacun et tous ces coups d’Etat a été vivement condamné par ceux qui tiennent mordicus aux principes théoriques de la démocratie, ils ont tous (à l’exception de celui commis par Wanké) été applaudis par une population qui vit de façon concrète, dans sa chair, le martyre à elle infligée par ceux-là même qu’elle élit pour conduire sa destinée. L’immense flot de Nigériens, qui, depuis le 30 juillet 2023, inonde les rues pour cracher leur ire et réclamer justice, ou qui remplit les mosquées de larmes et confie au Seigneur ses douleurs et ses doléances contre toutes les formes de menaces brandies, est la dernière illustration de ce que représentent encore les coups d’Etat au Niger : une bouée d’oxygène pour des millions de Nigériens amenés au désespoir par une gouvernance sans bride. Et depuis cinquante ans, notre histoire connaît la même intrigue : au bout de l’irrésistible déraison de la gouvernance politique se trouve le …fusil « salutaire » du soldat. 

Est-ce cette hargneuse et illégale décision de certains Chefs d’Etats membres de la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) de mettre le Niger en diète et d’y conduire une attaque militaire, si le Président déchu n’est pas rétabli dans ses fonctions, qui attire sur nous le regard du monde entier ?

Est-ce ce pieux, résolu et massif activisme de tous les Nigériens, de toutes les contrées, soutenant avec soulagement la prise de pouvoir par les FDS (et méprisant royalement la torture que leur causent les sanctions de la CEDEAO) et leur décision ferme de congédier l’armée française qui focalise les yeux du monde sur notre pays ?

Est-ce la fielleuse logorrhée déversée chaque jour contre le Niger par certains anciens tenants du pouvoir déchu, à travers des médias occidentaux au solde, connus pour leur volonté de pyromanie vis-à-vis de tout pays qui ne se soumet aux désidératas de ceux pour qui ils roulent, qui focalise sur nous l’attention du monde? Il est vrai que ces anciens dirigeants, non contents de s’être arrogamment et copieusement servi de leur pays durant les douze années qu’a duré leur règne sur le Niger, appellent (en qualifiant les Nigériens et le Niger de tous les noms du diable) à le brûler. Jusqu’à ce qu’ils retrouvent leurs anciens privilèges.   Ainsi, au préjudice commis à l’endroit du peuple, ils ajoutent l’insulte.

Toutes ces hypothèses sont valables pour expliquer l’intérêt unanime que le monde a si rapidement et si grandement accordé au Niger ; mais la réponse la plus plausible, parce que la plus englobante est : le Coup d’Etat du 26 juillet 2023 est celui qui ne pouvait pas venir !

Ce coup d’Etat ne pouvait pas venir parce que, semble-t-il, depuis 2011, tout a été mis en place par les autorités pour qu’aucune intelligence ne puisse penser à une telle possibilité ; pour qu’aucun geste ne puisse préfigurer une telle situation : les partis politiques ont été mis au pas ; les bouches qui devaient parler ont été fermées (par gavage, autocensure ou musellement) ; les portes des prisons ont été grandement ouvertes ; une garde qu’on dit prétorienne, suréquipée assurait la protection du Président de la République ; un impressionnant et dissuadant dispositif militaire composé de forces armées étrangères (venues officiellement chasser des Djihadistes) est mis en place, en réalité pour servir d’épouvantail contre toute prétention de putsch ; un système de communication politique en réseaux est établi pour vanter et vendre à l’extérieur « l’exceptio » démocratique, sécuritaire et économique du Niger, etc.

Ce coup d’Etat ne pouvait pas venir parce que contrairement à ce qui s’est passé (et se passe) dans certains pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Sénégal notamment), la population nigérienne, empêchée, n’était pas dans la rue.  Elle a longtemps fait profil bas. Beaucoup l’ont cru indifférente aux épreuves qu’elle vit, fataliste, voire complice de son propre sort. Il est vrai que la majorité des Nigériens, abasourdis par la manière scabreuse dont ils étaient gouvernés, angoissés par les formes diverses d’insécurité qui font leur quotidien, ne cherchaient même plus à vivre, mais seulement à respirer. On a vite oublié que ce Niger meurtri, qui n’a plus de bouche pour parler, plus de vibre pour bouger, n’est pas mort ; il a une âme pour prier et un Tuteur qui ne faillit jamais : Allah ! Le silence et l’inaction adaptés par ce peuple apparaissent aujourd’hui comme le signe un refuge et d’un ressourcement auprès de Dieu, d’une grande sagesse, d’une exorcisation, et donc d’une émancipation vis-à-vis de ceux qui l’oppriment.

Ce coup d’Etat ne pouvait pas venir parce que les dividendes, stratégiques, géostratégiques, économiques et politiques que le « Niger » garantit à « ses amis » occidentaux et pro-occidentaux sont si grandes et si nombreuses que ces « amis » ne peuvent ne pas se constituer en caution, en bouclier pour défendre la démocratie sonnante et trébuchante, si elle serait «  en péril au Niger ». Et les Nigériens se rappelleront aussi longtemps que possible qu’un Emmanuel Macron, Président de la République française, a tenu un conseil de défense à l’Elysée où le coup d’Etat au Niger était l’ordre du jour et, même, a envisagé, prétextant la sécurisation des ressortissants français au Niger, une intervention militaire implacable à Niamey.  Il y a des amitiés qui ne mettent pas de gants ! Sauf que « cet ami » a oublié de faire comprendre à ses amis du Niger, que lui ne (re)connait pas le bien commun ; que lui n’a pas d’amis, il a des intérêts. La belle amitié du cheval et du cavalier !

Le coup d’Etat du 26 juillet ne pouvait pas venir. Il est venu ! Sans tapage, ni fumée de canon. Il est venu comme pour confirmer que ce n’est pas le tonnerre qui fait pousser les graines, mais la douce pluie. Le putsch du 26 juillet plait et ne plait pas : il est acté ! Il fait désormais partie de notre histoire ; une histoire dont la marche est, comme toutes les histoires de tous les peuples, en dents de scie, mais dynamique. Faisons seulement en sorte que cette histoire ne recule pas, qu’elle ne bégaye même pas.

Voilà qui nous ramène à notre seconde question : Qu’est-ce que les Nigériens veulent-ils faire de leur pays ?  Question essentielle dont la réponse se trouve dans le cœur et entre les  mains de chacun et de tous les 26 millions de Nigériens. Voici, entre mille priorités, celles sur lesquelles mon choix a porté et que je  voudrai partager avec mes compatriotes. 

Des préalables pour exister…

Je commence par formuler un vœu : que quels que soient les motifs, les embûches et, qui sait, les folies qu’il peut engendrer (nous savons maintenant combien le pouvoir enivre), que ce 5ème coup d’Etat intervenu au Niger ne soit pas un coup de plus. On ne doit plus désormais, au Niger, s’adosser au fusil pour prendre le pouvoir, susciter l’espoir d’un peuple si meurtri mais si noble et, au bout d’un temps et d’un tour de prestidigitation (qu’on a pris l’habitude d’appeler, grandiloquemment, élections) remettre le pouvoir à des amis et alliés, pour se protéger et pour laisser gérer le pays comme on gère un festin.

Non, la transition actuelle, plus que toutes celles que nous avons connues, doit s’ériger en une poussée intelligente et virile qui permettra de sortir le Niger (et les Nigériens) du morbide (né du manque de tout) et de l’ornière (née d’une relation servile, préjudiciable et humiliante avec l’Etat français), pour lui donner un élan d’ascension vers son être réel. Cela nécessite un préalable : le choix, par le pouvoir actuel, d’hommes et de femmes capables de créer cet élan ; de le traduire en une force susceptible de canaliser l’ardeur populaire suscitée surtout chez les jeunes ; de libérer les Nigériens de ce ressenti de frustration et d’incapacité à se gérer, à se réaliser, mais aussi de cette violence destructrice qu’ils couvent ou expriment parfois individuellement, parfois en groupes organisés. En un mot, la transition doit se donner un sens, un contenu et une démarche. C’est peut-être ce qui sera le choix du prochain « dialogue national inclusif »  annoncé récemment par le Chef de l’État, le Général Abdourahamane Tiani. La rencontre et les décisions qu’il prendra doivent amener les Nigériens à enclencher une dynamique à double dimension : un recentrement et une projection vers l’avenir.

… et pour répondre au futur

Le recentrement se fera au prix d’un engagement ferme et concret des autorités de la transition à lutter, d’une part en faveur du retour à la quiétude des populations de notre pays livrées aux bandits armées et aux « Djihadistes » (le cas de la région de Tillabéri mérite une particulière attention) ; d’autre part à sévir contre tous ceux qui, pour des alibis quelconques, veulent par leurs actes et/ou propos compromettre l’unité nationale, ce bien inestimable qui nous procure protection et fierté. Ce motif de recentrement ira de pair avec un combat sans relâche pour une réappropriation de notre souveraineté mise à mal notamment par des accords de coopération éculés, infructueux, néfastes et compromettants pour l’avenir de notre pays.  

Le recentrement se fera, par ailleurs, au prix d’une autopsie objective et sans passion de l’état de notre pays et de sa gouvernance depuis la Conférence Nationale de 1991 (autopsie vainement réclamée par Nouhou Arzika et d’autres acteurs de la société civile). Il permettra aux Nigériens de se pencher en particulier sur la gestion du pays à partir de 2011. La période 2011-2021 doit être singulièrement riche de renseignements pour notre histoire et pour notre avenir. Son examen pourra aider à mieux comprendre le piteux état dans lequel se trouve actuellement notre pays. Il pourra aussi aider à mieux comprendre, en particulier, comment une élite aussi avertie et engagée (croyait-on) dans tous les combats pour la démocratie – une élite comme celle qui a dirigé le pays au cours de cette période - s’est-elle évertuée à mettre en place un système de gouvernance dont l’improductivité et les erreurs contrarient toutes les promesses faites au peuple nigérien. Comment cette élite a pu mettre en place une politique de compression de toutes les libertés, de coercition, de connivence avec l’impérialisme français, de corruption à ciel ouvert ; une politique entre amis qui a fini par se muter en une scabreuse oligarchie où les pères partagent (franchement !) le gâteau-Niger avec les fils, comme on répartit un butin de guerre. Si cette impérative autopsie n’a pas lieu, il n’y a aussi pas lieu de continuer à garder les Nigériens dans l’illusion de l’instauration d’une démocratie vertueuse. Les Nigériens, comme tous les Africains, ont certes « la mémoire courte de la haine », mais, ils ne sont pas amnésiques de la justice. C’est cela qu’il faut comprendre à travers la houle qui déferle à l’Escadrille militaire de Niamey et dans les rues de tout le pays. C’est l’antithèse affective, logique et spirituelle d’une frustration accumulée, d’un flagrant manque de justice.

Le recentrement se fera enfin au prix d’un recours à nos vraies valeurs, pas seulement à celles qu’on attribue au régime démocratique importé d’Occident consignées dans nos textes officiels et qui ne constituent, pour notre population qu’une abstraction de valeurs. Je parle des valeurs qui fondent et gèrent encore nos sociétés malgré le mépris dont on les a longtemps couvertes et, subséquemment, leur méprise par les générations de Nigériens formées à l’oubli de soi et à la contemplation aveugle de l’Autre. Ces valeurs sont disséminées dans nos diverses pratiques culturelles et encadrées par l’Islam dont les ressources inépuisables, parce que transcendantales, doivent continuer à nourrir notre communauté, à le propulser chaque jour davantage vers le Bien et vers  Dieu. Pour l’avènement d’une vie qui a le souci du sens et des fins.    

Bien d’autres paramètres peuvent donner forme à ce recentrement qui ne sera ni simple, ni facile, et qui pourra rencontrer les plus fermes des entraves. Mais, la prise du pouvoir du 26 juillet par l’armée, on l’espère, aura servi à désemmurer les hommes et les femmes du Niger et à défataliser leur histoire. On ne doit désormais plus se contenter du seul rugissement légitime de la foule dans les rues, des slogans qui « abattent » ceux d’en face et d’une rhétorique qui, en fin de compte, laissera la jeunesse mourir de faim et d’ennui. Le recentrement doit préparer le Niger à concevoir et à porter ses propres ailes pour, comme dirait Karl Marx dans un autre contexte, aller « à l’assaut du ciel ».

Mais de quel ciel s’agit-il donc ? Autrement dit, qu’est-ce que les Nigériens veulent-ils faire de leur pays ? Quels sont les jalons vers le futur ?

 Le petit ciel que j’entrevois pour mon pays est un espace de paix où chaque Nigérien, sous les auspices de Dieu, se sentira responsable de tous les autres et peut, en toute liberté, explorer toutes les possibilités et mobiliser toutes ses capacités intrinsèques pour vivre haut, « plus haut qu’à hauteur d’homme. En élan vers Dieu », pour paraphraser le philosophe Roger Garaudy. 

Ce petit ciel, pour être atteint, demandera aux Nigériens un effort d’émancipation, notamment vis-à-vis des vétilleux rites démocratiques jusque-là observés et qui se présentent sous forme de fanfaronnades partisanes, d’élections onéreuses et truquées, de gestion personnalisée des biens de tous, de torsion des libertés, de singeries des lois et attitudes d’ailleurs, d’attentat sur toutes les initiatives, etc., bref, d’un « constantinisme » tropicalisé  dans lequel, pour dire comme Arthur Rimbaud, « la vraie vie est absente ».

Ce petit ciel, pour être édifié, exige une réforme, vraie, reposant sur une vision, sur des valeurs et des axiomes pertinents et mobilisateurs, pouvant engager le Niger et les Nigériens dans des actions productrices. Ces postulats seront, bien entendu, portés par la prochaine Constitution que notre pays aura conséquemment élaborée et seront enseignés à tous les Nigériens qui doivent en faire le prolongement actif dans leur vie quotidienne.

Pour conquérir notre petit ciel (autrement dit, pour concrétiser la vision et assoir les valeurs susmentionnées), dans un pays où tout est prioritaire et urgent, je pense à trois « poutres » maitresses qu’il faut soigneusement édifier et entretenir ; elles s’appellent : justice, éducation et économie résiliente.

Les autorités de la transition doivent aider à réorganiser et à promouvoir le service d’une justice juste au Niger. Une justice disponible, qui peut se déployer librement, efficacement, qui emprunte la voie de la droiture et qui, pour cela, rassure le justiciable :

« Ô vous qui croyez ! Observez la stricte vérité quand vous témoignez devant Dieu, fût-ce contre vous-mêmes, vos parents ou vos proches. Que ce témoignage concerne un riche ou un pauvre, Dieu porte plus d’intérêt à l’un et à l’autre que vous-mêmes. Ne vous fiez pas à vos impulsions au détriment de l’équité. Mais si vous portez un faux témoignage ou si vous refusez de témoigner, sachez que Dieu est de tous vos actes parfaitement Informé. » (Coran, Sourate 4/135)

Il faut mettre en érection une justice capable de satisfaire les besoins domestiques des Nigériens et d’encadrer la vie publique du pays. Elle doit avoir un regard vigilent sur le financement (extérieur et intérieur)  des partis politiques, contrôler leurs jeux avant, pendant et après leur conquête du pouvoir. Le renforcement de la Cour des comptes et de toutes les instances de justice est un impératif pour que ces organes puissent non seulement évaluer la gestion de la vie publique, mais aussi pour qu’ils puissent dire les noms des voleurs et les obliger à rendre gorge. Il faut donc « armer » notre justice pour qu’à travers elle, les gens qui ne connaissent pas de scrupule et qui ne craignent pas Dieu soient déjà jetés au rebut et livrés au châtiment de la société.   

Et puis, la transition politique actuelle doit permettre au Niger de se tracer un sillon clair et assorti, le menant vers une économie résiliente. La rupture du courant électrique provenant du Nigéria et l’embargo sur tous les produits décrété par la CEDEAO ont fini de prouver notre vulnérabilité et certainement l’inconséquence des politiques économiques jusque-là menées. La base de cette économie résiliente sera, de toute évidence, constituée par la production agricole et l’élevage. Notre peuple ne peut continuer à dépendre du dehors pour manger et boire. Nous savons que tout le potentiel existe pour rompre cette dépendance ; le reste est une question de vision, de volonté, et d’engagement de ceux qui ont la responsabilité politique et technique de concevoir et de réaliser cet incontournable dessein.

La résilience économique dépend aussi de l’audace et de l’accompagnement que les jeunes nigériens (diplômés ou non) auront, à être créatifs, à s’engager dans l’entreprenariat, dans la production et la transformation de l’utile, surtout à la faveur des opportunités qui leur sont offertes aujourd’hui par les instruments numériques et le potentiel naturel et culturel que recèle notre pays. Il ne sera pas une folie, de la part de notre jeunesse, de demander à la terre de nous livrer les richesses contenues dans la scandaleuse réserve d’eau qu’elle garde dans ses entrailles ou celle de surface qui s’évapore sous le soleil ardent, et dans l’hyperbolique masse de sable qu’elle supporte dans le Sahara. Le soleil et le vent peuvent, si nous le voulons, nous offrir leur généreuse énergie. Tout ce que, jusque-là, nos représentations erronées ou partielles dressent devant nous sous forme d’entraves peut être un atout et agir en notre faveur.

La résilience économique ne pourrait évidemment pas se réaliser si nous continuons à rester dans la compacte opacité qui couvre l’extraction et la vente de nos nombreuses ressources minérales, et si nous acceptons de croupir dans les fers que constituent les accords et conventions à essence coloniale signés avec la France. Elle ne se réalisera pas non plus si on remplace les fers français par des fers russes, américains ou chinois ou si des bedaines, barattant au sommet de l’Etat ou moelleusement étalées sur les tapis du pouvoir, dévorent à elles seules les revenus destinés à 26 millions de Nigériens. Les richesses du Niger doivent faire le bonheur de tous les Nigériens, en priorités les plus démunis.  

Enfin, la troisième préoccupation est l’éducation. Elle doit être considérée comme l’un des piliers principaux d’une refondation éventuelle de notre société, du point de vue de l’individu, de la famille et du pays…

Quel homme normalement constitué peut ignorer les bienfaits d’une famille ? Qui peut nier que comme le note Jean Delaunay, « les familles heureuses aident les personnes à devenir heureuses et capables de rendre les autres heureux. A l'inverse, les familles malades font des conjoints blessés, des enfants vulnérables et une société déséquilibrée » ? Or, aujourd’hui, les multiples crises que connaissent nos sociétés ont fait de la famille un lieu de discordes sévères, d'affrontements, parfois de haines tenaces et d'échecs éducatifs impressionnants et de plus en plus imprévisibles. Les influences extérieures et les dérives au sein de la famille sont si récurrentes  que, si l’on n’y prend garde, elles risquent de compromettre gravement, voire de supprimer cette précieuse institution d’éducation. Les hommes de Dieu, les associations de la société civile, les communautés et l’Etat, au moyen d’une interaction minutieusement élaborée, doivent aider à conserver et à consolider la famille. Cela ne peut contribuer qu’à l’avènement d’une citoyenneté et d’un patriotisme productif qui fait de chaque individu le responsable de tous.

Concernant l’école, on peut constater que jusque-là, ce qui a le plus mobilisé la politique nationale en matière d’éducation, c’est la construction de salles de cours et la recherche de démarches pédagogiques et didactiques pour faire classe. Ainsi, on réalise par exemple qu’en moins de deux décennies, notre système éducatif a ingurgité pas moins de quatre types de méthodes d’enseignement dont aucune n’est réellement maitrisée par ceux qui les pratiquent : l’Approche Par les Contenus, l’Approche Par les Objectifs,  l’Approche Par les Compétences et l’Approche Par les Situations. La très belle initiative d’enseigner nos enfants d’abord dans leurs langues maternelles (langues premières) bat de l’aile et, pour parler franchement, est un échec concret. Les programmes scolaires sont d’éternels chantiers dont ni la cohérence, ni les contenus ne peuvent aider à former les Hommes responsables dont le Niger a besoin. Les enseignants, à peine alphabétisés et dont la plupart survit grâce à (à cause de) un hypothétique pécule mensuel, s’évertuent, dans la gésine, à donner le peu qu’ils ont à des élèves qui, pour la plupart, ne tirent aucun plaisir à l’acquérir ni ne savent quoi en faire.  On pourra multiplier les exemples illustrant l’échec de notre école, malgré tous les efforts et les énormes dépenses consentis. Il faut refonder l’école !

Dans cette perspective, la refondation dont je parle doit s’atteler à la réalisation efficace d’au moins trois tâches-force : (i) trouver une solution durable au financement de notre système d’éducation largement dépendant de l’extérieur. C’est dire que, comme la défense du pays, il faut en faire une affaire de souveraineté nationale ; (ii) définir un curriculum fondamental, garantissant tous les alignements pédagogiques intra et inter cycles scolaires, un curriculum auquel on donnera une double perspective : un ancrage culturel et une ouverture vers le monde et vers l’avenir ; (iii) mettre en place un dispositif de sélection, de formation (initiale et continue) et d’émulation des enseignants appelés à ne plus se contenter d’être des répétiteurs mais à se disposer à être des professionnels des apprentissages.

Le contenu des différents programmes scolaires se définira à partir de quatre rapports interactifs (dont les 3 premiers ont déjà été étudiés par M. Develay) qui conditionnent tout apprentissage réel et utile de l’élève. Il s’agit, pour aller vite, du :

  • rapport au savoir ;
  • rapport à la loi ;
  • rapport au sens
  • du rapport à Dieu.

L’école doit être aménagée pour constituer l’attrayant carrefour de ces rapports. Elle doit permettre, à l’élève, d’acquérir un pouvoir d’apprendre à être et à agir en toute responsabilité, dans une société en perpétuelle mutation, mais toujours gouvernée par des règles immanentes et transcendantes.

Si notre école s’est abondamment préoccupée des deux premiers rapports (au savoir et à la loi), c’est-à-dire s’est évertuée à indiquer aux élèves des moyens pour vivre. Elle peine à les aider à faire sens, autrement dit, à les motiver à penser, à construire sereinement des liens entre les apprentissages et leur investissement dans la vie réelle. Et elle se méfie (elle s’est éloignée même) du rapport à Dieu, à cause d’un distracteur venu d’ailleurs appelé laïcité.

NON ! Il faut enseigner Dieu à l’école ! Pas pour maintenir les élèves dans des bigoteries et des dogmes stérilisants, mais pour leur faire comprendre l’Alfa et l’Oméga, les causes et les fins de leur existence, les messages que Dieu leur a destinés et qu’Il a confiés à Ses Prophètes.  « Le rôle des Prophètes, disait l’érudit Mohammed Abdou, n’est pas celui des professeurs ou des maîtres-es-arts appliqués ; ainsi, ils ne nous ont pas apporté l’enseignement de l’histoire… ni ce qui fait l’objet des différentes sciences… Tout cela fait partie des moyens pour assurer la vie matérielle… L’on trouve, dans les paroles des Prophètes, des indications sur l’état des astres, ou la forme de la terre, etc. Mais elles n’ont pour but que d’attirer notre attention sur les manifestations de la sagesse divine ou d’amener l’esprit à en sonder les mystères et en admirer les merveilles.» J’ajoute : pour mieux voir Le Créateur de ses choses, Le craindre et L’aimer. Surtout, pour s’en approcher comme on approche un tout de félicité, pour en embrasser la plénitude. Pour ETRE ! Car, comme le dit notre prédécesseur Roger Garaudy, « l’homme n’est humain qu’habité par Dieu. »

En somme, voilà quelques indications qui me paraissent essentielles pour nous recentrer et nous dessiner un futur.  D’autres existent évidemment, peut-être plus prioritaires et plus essentielles. Il faut les débusquer et les mettre en œuvre. Il ne s’agit naturellement pas de demander aux FDS, actuellement aux commandes du pays, d’inventer et d’exécuter toutes les tâches indiquées. Ce qu’on attend de leur passage au pouvoir, c’est qu’elles favorisent un réveil de responsabilité des Nigériens, conduisant à une « énaction », c’est-à-dire à une mise en action des Nigériens par eux-mêmes. C’est ce que, peut-être, les millions de Nigériens qui ont applaudi leur prise du pouvoir attendent. On imagine qu’ils ne pousseront pas longtemps leur candeur à croire que le Coup d’Etat est une panacée ou une fin en soi. Peut-être comme moi, ils ne voient dans le 26 juillet 2023 qu’une métaphore vive qui dit gravement que, jusque-là, notre pays est mal géré, que nous sommes atteints par l’anomie et la régression. Peut-être, comme moi, qu’ils n’y voient là qu’un moyen de nous interroger, de corriger notre volontaire cécité, de nous aseptiser (au moins partiellement) du mal qui nous habite, de retrouver nos vraies normes et tous nos moyens, en vue d'améliorer notre existence et de témoigner de la présence de Dieu en nous.

Pr. Amadou Saïbou Adamou

Université Abdou Moumouni