Interview Issoufou Aboubacar Kado, inspecteur des finances, acteur de la société civile : « On doit avoir notre souveraineté monétaire car, tant qu’on ne l’a pas, la France va continuer à nous gruger »
Depuis le 26 juillet, le Niger vit une période de transition avec l’avènement du CNSP. Quel regard portez-vous sur cette transition et quelle réflexion vous inspire la gestion actuelle du pays, et certains comportements observés par certains pays ?
Vous savez depuis la veille du 26 juillet j’avais fait un « post » dans lequel j’attirais l’attention de la classe politique sur la situation délétère que traversait le pays. On sentait qu’il y a un malaise qui existait entre les différents membres de l’alliance au pouvoir en ce temps-là. J’avais lancé un appel pour qu’il y ait une solution. Les gens ont mal compris, je n’ai pas été compris. Curieusement, deux jours après, il y a eu le coup d’Etat. Les gens pensaient même que j’étais dans le secret du coup intervenu. Non, pas du tout, c’est que j’analysais les comportements des uns et des autres. Certainement que les militaires ont anticipé pour éviter au pays d’être dans l’abime. C’est ce que j’ai compris et c’est comme ça que j’interprète les évènements du 26 juillet. Le climat était délétère et les gens étaient fatigués. Il y avait beaucoup de problèmes économiques, au niveau même de l’alliance, les gens ne s’entendaient pas. Les militaires ont décidé de prendre le pouvoir et ils ont créé le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie. J’ai suivi les cinq coups d’Etat de 1974 à aujourd’hui qui se sont succédé. Mais je n’ai pas vu un coup d’Etat qui a suscité l’engouement du peuple comme ce coup d’Etat. C’est pourquoi, il m’arrive de dire à certains militaires lorsque je discute avec eux qu’ils doivent grandir car, ils ne peuvent gouverner avec la rue, même si la rue les a soutenus. Et qu’ils doivent répondre aux attentes légitimes. C’est le seul reproche que je fais à cette gestion. Sinon, le travail que les militaires sont en train de faire me parait sur la bonne voie.
Mais pourquoi avec ce coup d’Etat, il y a quelques difficultés, contrairement aux autres coups d’Etat qui ont eu lieu dans ce pays ?
C’est parce que la France a une tradition d’avoir sa main dans les coups d’Etat. Des cinq (5) coups d’Etat intervenus au Niger, la France avait sa main dans les quatre. Elle contrôlait tout ce qui se passait. Elle n’a jamais dit qu’elle ne reconnaissait pas les différentes autorités issues de ces coups d’Etat. Elle les a même toujours appuyées. Mais avec le régime actuel, elle n’est pas d’accord, tout simplement parce qu’elle ne maitrise pas ce qui se passe. Elle ne sait comment ça s’est produit et elle pense que c’est la Russie qui est derrière tout ça. Avec l’ancien régime déchu, la France a beaucoup de projets, dont on ignore le dessein, qu’elle exécute et que les militaires sont venus arrêter net. C’est pour cela que la France a entrepris un lobbying à l’Union Africaine, à l’Union Européenne, à la CEDEAO et à l’UEMOA devenues des caisses de résonnance pour déstabiliser le régime militaire. La CEDEAO a même donné un ultimatum de 48h pour rétablir le président déchu, sinon ils allaient certainement avec militairement intervenir. Malheureusement pour eux, les peuples de la sous-région n’étaient pas d’accord. Sur les sanctions prises par la CEDEAO, vous avez vu que les sénateurs et les députés nigérians étaient les premiers à freiner Tinubu. J’ai eu un coup de téléphone où on me disait que les dignitaires et les populations du Nord, eux, sont même en train de vouloir briser la barrière. Dans leur esprit les sanctions sont devenues comme du banditisme d’Etat, puisque la fermeture des frontières n’est dans aucun texte de la communauté. Ils ont fondé beaucoup d’espoir sur le sommet des Chefs d’Etat que les sanctions allaient être levées. Sur ce sommet, la lecture que j’ai faite est que la position des Américains a plus prévalu que celle des français portéé par Alassane Ouattara, Macky Sall, Patrice Talon et Tinubu qui, dans leur esprit, pensent qu’il ne faut pas reconnaitre le coup d’Etat, tant que Bazoum n’est pas libéré. Et vous avez remarqué qu’ils n’étaient pas au sommet. La secrétaire d’Etat adjointe était là-bas et elle a fait un lobbying pour qu’on reconnaisse le coup d’Etat mais qu’on négocie la durée de la transition. Je suppose que les « quatre envoyés de la France » ont compris que ce qu’ils veulent ne va pas marcher. La France tient coûte que coûte à écourter cette transition-là.
Le Niger a signé la Charte du Liptako Gourma créant l’Alliance des Etats du Sahel, quels impacts cela peut-il avoir dans la sous-région ?
Les trois pays ont créé l’Alliance des Etats du Sahel, AES. Dans mon entendement, l’esprit de l’alliance, c’est pour mutualiser leurs moyens, leurs efforts pour lutter efficacement contre les bandits armés, les terroristes et les narcotrafiquants. L’objectif, c’était cela. Quand on regarde bien, depuis qu’ils ont créé cette alliance, ça donne des résultats. On sent qu’il y a une amélioration de la situation sécuritaire. A la dernière conférence des ministres des membres de l’alliance, ils ont décidé que l’alliance s’occupe des aspects économiques, financiers et monétaires. Ils ont même décidé de la création d’une banque d’investissement, de créer un comité qui va s’occuper du processus de la création de la monnaie commune des Etats du Sahel. Dans leur communiqué final, les ministres et les experts ont souhaité que cette alliance soit transformée en confédération des Etats avec pour objectif d’être érigée en une fédération des Etats du Sahel. Donc on sent qu’il y a du sérieux par rapport aux autres institutions sous-régionales d’intégration économique et monétaire. Pourquoi je dis qu’il y a du sérieux ? Il y a cette idée qu’il faut que l’alliance soit financée par leurs moyens propres, ils ont exclu les subventions des pays occidentaux ou d’autres pays étrangers. Ils ont remarqué qu’avec les subventions, les bailleurs de fonds leur imposent les conduites à tenir. Je crois que ça va marcher à partir du moment où ils ont décidé de financer eux-mêmes. Ils n’ont pas droit à l’erreur dans cette alliance-là.
Que pensez-vous de l’idée de création de la monnaie commune de l’AES tant souhaitée par une bonne partie de l’opinion nationale de ces trois pays ?
Les pays de l’alliance devraient aller, suivre dans leur lancée, ignorer la CEDEAO et l’UEMOA et créer leur propre monnaie. Avec la monnaie, vous verrez que le développement économique et social sera évident, une réalité. Avec le système du Franc CFA, on ne peut pas se développer puisque c’est la France qui a créé le CFA depuis 1945 quand elle voulait intégrer le FMI. Elle a créé cette monnaie, elle a inventé cette convention en 1945. Et cette convention prend fin en 2020. C’est pour ça les 15 Chefs d’Etat ont créé l’ECO original, pas l’ECO piraté de Ouattara, en 2019 à Abuja. La mise en œuvre était prévue en 2020. Malheureusement le COVID 19 est venue stopper tout. Vous vous rappelez, Ouattara s’est soustrait de la réunion pour aller à Abidjan rencontrer Macron et dire que l’UEMOA a décidé de créer une monnaie qu’on appelle ECO et que désormais le CFA s’appelle ECO. C’est tout ce qu’ils ont dit. La France et ses acolytes veulent nous imposer de poursuivre dans la même lancée et malheureusement, nos chefs d’Etats n’ont pas eu ce courage de dire non. Les autres chefs d’Etat ont dit non quand ils ont vu le bricolage. Depuis lors, le projet est foiré alors que c’est un projet qui était prometteur. C’était depuis 1981-82 que des experts africains travaillaient sur le projet. Il y a même eu des experts qu’on a assassinés dans un accident d’avion provoqué à cause de ces réflexions sur le CFA. Moi, je pense qu’avec l’AES et avec sa monnaie qu’elle veut créer, ce n’est plus comme avant où on peut nous imposer notre conduite, puisque le monde est devenu multipolaire. Ce n’est plus le temps où c’est la France et les Etats Unis qui imposent. Les pays du BRICS sont en train de se battre contre l’hégémonie de l’euro et du dollar. Donc la bataille va nous aider. On peut profiter de cette opportunité pour créer notre monnaie et pouvoir exporter et recevoir l’argent sans passer par la banque de France. Les pays de l’AES sont les plus riches en ressources de la CEDEAO, or, uranium, pétrole, le lithium etc… Quand on va les extraire, on peut demander aux pays partenaires de nous payer dans notre propre monnaie. Et notre monnaie sera forte. Prenez l’exemple de la Russie avec la guerre en Ukraine. Quand les pays européens ont imposé l’embargo à la Russie, ils ont épargné certains aspects. Chez nous, nos dirigeants ferment toutes les frontières et étouffent le peuple d’un pays voisin. En Russie, le paiement se fait en rouble. La France a décidé de déstabiliser nos pays. Donc on ne peut pas logiquement laisser sa monnaie entre les mains d’un ennemi. On ne peut pas rester dans une monnaie qui leur appartient. Bientôt nous aurons l’argent du pétrole du pipeline ; mais si on ne fait rien, c’est le même circuit du trésor de France que l’argent suivra. Et, la France prend en réalité 65%, même si on parle de 50% de nos recettes. Et cela depuis plus de soixante ans. Si le gouvernement ne prend pas une décision pour éviter ça, pour moi, c’est comme s’il n’y a pas eu coup d’Etat. Sur le plan économique, c’est toujours la France qui va continuer à nous piller. Le franc CFA, certains économistes l’appellent « monnaie de singe » puisqu’elle n’a pas cours en France. Pourtant, c’est là-bas qu’elle est frappée. La BCEAO, pour moi, elle est juste un guichet du trésor français. Puisqu’elle ne participe pas à la réunion annuelle des banques centrales en Suisse. La BCEAO est représentée par la France, le gouverneur de la BCEAO n’ose pas aller. Comment au 21ème siècle, on peut rester comme ça ! Dans presque tous les pays, c’est presque la même position. Moi, j’ai toujours défendu la position qu’il faut créer notre monnaie car, s’il n’y a pas la monnaie, c’est comme si le travail est fait à moitié. On doit avoir notre souveraineté monétaire car, tant qu’on ne l’a pas, la France va continuer à nous gruger.
Quelles peuvent être les conséquences de la dénonciation d’accords de défense avec la France ?
Je pense que les conséquences, nous sommes en train de les voir et même de les vivre. L’une des conséquences est qu’ils ont ramassé leurs bagages, ils sont en train de partir. Mais pour moi, la conséquence notoire est que la dénonciation d’accord nous a permis de nous rapprocher du Mali et du Burkina. La France a empêché pendant l’ancien régime qu’on puisse approcher ces pays frères pour mutualiser nos efforts et combattre le terrorisme. Au plan sécuritaire les résultats sont tangibles. Maintenant qu’ils sont partis, vous avez vu le résultat au Mali. C’est que Kidal a été reprise par les forces armées des trois pays. En réalité, nos militaires et ceux du Burkina Faso ont participé aux combats. C’est l’une des conséquences de cette action de dénonciation. C’est-à-dire que les terroristes sont mis en difficultés partout maintenant. C’est prouvé par nos militaires et même en France il y a des voix qui s’élèvent contre la France qui arme ces bandits-là et les finance depuis Chamalières. D’après les militaires, quand on tue ou prend des terroristes et qu’on fouille les poches, ce sont des billets de FCA craquants qu’ils ont.
Réalisée par Zabeirou Moussa (ONEP)
Source : https://www.lesahel.org