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Des incompréhensions bien compréhensibles : à propos des regards croisés Europe occidentale/Afrique sahélienne

Introduction 

Six décennies après les indépendances, les pays sahéliens semblent s’éloigner de l’Europe, de la France en particulier, et les incompréhensions réciproques se multiplient. En Europe, on déplore notamment les soubresauts de leur vie politique, les coups d’Etat à répétitions et la mise en veilleuse des institutions démocratiques, l’incapacité à offrir des perspectives à la jeunesse et à tarir les flux migratoires. En Afrique, entre autres choses, on considère avec beaucoup de circonspection, pour ne pas dire de commisération, l’évolution des mœurs en Occident, et on s’irrite d’un prosélytisme qui cherche à conditionner les aides au développement au respect de divers critères en ce domaine : place des femmes dans la vie politique et sociale, égalité des droits pour les membres des minorités sexuelles… Et si les dénonciations occidentales se font sans doute plus bruyamment entendre, la réprobation en Afrique n’en est pas moins vive !

Faut-il s’étonner de ces incompréhensions et en rechercher l’origine dans des causes conjoncturelles ? Ce qui surprendrait plutôt, et mériterait sans doute explication, c’est qu’elles se manifestent et que nous en prenions conscience aussi tardivement, tant est profond le fossé qui sépare le Nord du Sud, au regard de l’évolution et du fonctionnement des sociétés, des structures mentales, sociales, économiques. Et, ne serait-ce que pour le sonder, il faudrait être en mesure de mobiliser une masse impressionnante de connaissances géographiques, historiques, sociologiques, politiques, ce qui, à supposer qu’elles soient disponibles, dépasse, en tout état de cause, l’objet de ce propos.

Le voyageur européen qui parcourt l’Afrique sahélienne découvre des paysages, une nature, des villes et villages totalement nouveaux pour lui, mais il rencontre aussi des hommes et des femmes dont la vie quotidienne, fort éloignée de la sienne, évoque certains traits de ce qu’il sait de l’histoire de son propre continent. Le voyage dans l’espace se double d’un voyage dans le temps, ce qui, en invitant à la réflexion, en fait tout le prix.

A qui tente de comprendre l’origine des différences observées en matière d’opinions et de comportements, la « dimension temporelle » offre en effet un puissant outil d’analyse ; elle conduit à s’interroger sur les étapes par lesquelles passe l’évolution des sociétés, à rechercher les liens existant, à un moment donné de leur vie, entre structures économico-sociales et mentalités ; une approche certes réductrice, puisqu’elle néglige nombre d’autres facteurs explicatifs, au premier rang desquels les spécificités culturelles, mais qui n’en a pas moins le mérite de ramener au « sens du relatif », d’aider à en finir avec l’illusion d’un modèle à validité universelle et éternelle. C’est sur elle que l’on s’appuiera, dans une perspective comparative : d’abord, en rappelant quelques caractéristiques des sociétés sahéliennes, puis en s’interrogeant sur celles de leurs conséquences qui focalisent aujourd’hui l’attention.

1. Des sociétés en phase d’évolution accélérée

Depuis les dernières décennies du XIXe siècle, en l’espace de quelques générations, les sociétés de l’Afrique sahélienne ont connu une évolution accélérée ; pas au point cependant d’oblitérer nombre de leurs traits traditionnels, qui les singularisent aujourd’hui dans un monde où, sur les autres continents, nombre de différences politiques, économiques, sociales, voire culturelles tendent à s’estomper.

  • Des sociétés traditionnelles aux caractéristiques bien connues

Pour se faire une idée de ces sociétés, autant qu’aux travaux savants des historiens et ethnologues, il faudrait sans doute se référer aux récits des voyageurs du XIXe siècle et aux œuvres d’écrivains qui, tels Amadou Hampâté Bâ, relatent des souvenirs de jeunesse datant du premier quart du XXe siècle[3].

Au-delà de la diversité ethnique (très éloignée toutefois de celle observée en Afrique équatoriale) qui, sur les territoires des Etats actuels, fait cohabiter plusieurs communautés, chacune avec sa langue, ses institutions, ses coutumes, communautés qui, à certaines époques ont appartenu à des empires[4], quelques traits communs, retiennent l’attention, parce que, nous le verrons, ils gardent pour une bonne part de leur actualité :

- comme sur les autres continents jusqu’à une époque récente (grossièrement le XIXe siècle), on est en présence de sociétés rurales, d’agriculteurs ou de pasteurs, les villes ne rassemblant qu’une infime partie de la population ;

- comme dans l’Europe d’avant le XVIIIe siècle, la religion, que tous les membres d’une même communauté partagent, régit l’ensemble de la vie sociale, et est donc autant affaire publique que privée ; il s’agit pour l’essentiel de l’Islam, introduit depuis plusieurs siècles[5], même si des populations nombreuses continuent de pratiquer les cultes traditionnels ;   

- comme en Europe avant que ne s’engage, avec l’affirmation progressive de l’Etat, le processus de perte d’influence des corps intermédiaires et de montée de l’individualisme, la pression du groupe : famille, communauté villageoise ou tribale, en lien avec la religion, est très forte : la coutume règle la vie, régit en particulier le partage des rôles entre les sexes ;

- l’autorité revient aux aînés, aussi bien en ce qui concerne la vie de la communauté que celle des individus : dans des sociétés de tradition polygamique, ils décident des unions et, tandis que la mortalité fait des ravages, ils marient les filles jeunes, ce qui permet d’assurer la survie du groupe, tout en « sauvant l’honneur » des intéressées[6] ;

- alors qu’en Europe, à partir de la Renaissance, la lecture puis l’écriture se diffusent lentement (chez les hommes puis, avec un certain décalage, chez les femmes), initialement pour permettre un accès direct à la Bible, en Afrique sahélienne seuls quelques rares érudits musulmans savent lire et écrire l’arabe.

Ces sociétés, qui n’évoluaient que très lentement, ont connu, à partir de la fin du XIXe siècle, des mutations rapides.

  • Des sociétés qui résistent aux bouleversements coloniaux et postcoloniaux

Pour prendre la mesure des bouleversements qu’ont connus en peu de temps ces sociétés, il n’est que de comparer la façon dont les pays de l’Europe de l’Ouest et ceux du Sahel sont entrées dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre. L’Europe a vécu un processus endogène, c’est-à-dire produit par elle-même, étalé sur plusieurs siècles, qui n’a pu commencer et se poursuivre que parce que les changements dans l’ordre scientifique, technique, institutionnel sont allés de pair avec les évolutions mentales qui les ont permis et accompagnés. Rien de tel en Afrique, où s’est opéré un brusque transfert, conduisant à plaquer, en seulement trois à quatre générations, sur un milieu qui n’était pas préparé à les recevoir, des innovations de tous ordres, apparues initialement ailleurs. Ce transfert, la colonisation l’a bien sûr enclenché, non sans brutalité, mais il n’est pas douteux qu’il s’est poursuivi et intensifié après les indépendances, par suite des efforts conjugués des gouvernements nationaux et des partenaires au développement ; en s’inspirant des modèles dominants, souvent ceux de l’ex-puissance coloniale, des institutions politiques et administratives ont été mises en place, l’Ecole (« à l’européenne ») qui, jusque dans les années 1950, n’accueillait qu’une infime fraction de chaque classe d’âge, a ouvert ses portes à un nombre sans cesse croissant d’enfants…

A ce jour cependant, ce transfert « civilisationnel » n’a affecté qu’inégalement les différents secteurs de la vie économique et sociale, ce qui a évidemment pour conséquence de placer l’organisation ainsi que les modes de production et de consommation des sociétés concernées sous le signe de l’hétérogénéité :

- à considérer la composition de la population, grande est la distance entre les élites, proches à tous égards de leurs homologues du Nord, et les masses faiblement alphabétisées, dont la vie quotidienne, dans les campagnes au moins, présente de larges analogies avec celle des générations passées ;

- dans le domaine économique, bien connue est l’opposition entre un secteur formel, tout à fait comparable à celui que l’on rencontre sous d’autres latitudes, mais de dimension restreinte, et un vaste secteur traditionnel et informel.

Dans l’ordre des mœurs et des valeurs sociales, le transfert a certes fait sentir ses effets : en particulier, la forte urbanisation observée depuis les indépendances a conduit à un relâchement des liens entre individus et groupes d’appartenance, notamment familles et ethnies. Mais « on ne change pas la société par décret », et il s’en faut de beaucoup que le processus d’effacement des structures d’encadrement et de montée de l’individualisme ait atteint le stade auquel il est parvenu en Europe occidentale :

- dans les campagnes[7], la tradition continue, pour l’essentiel, de régir les mentalités et les mœurs, mais aussi les activités économiques ;

- dans les villes, y compris chez les élites urbaines, si elle ne règne plus en maîtresse, elle imprègne valeurs sociales et comportements, à des degrés variables selon les catégories de population ;

- les solidarités ethniques restent fortes et se manifestent en particulier dans la vie politique, notamment lors des élections.

Du fait de ces permanences, le contraste avec les sociétés d’Europe occidentale est frappant, de différents points de vue. Il l’est dans la prééminence accordée aux aînés et la prégnance des valeurs familiales :

- autorité des parents sur leurs enfants, même grands, respect de ceux-ci pour leurs auteurs ;

- mariage fortement influencé par la famille et fondamentalement tourné vers la procréation ;

- solidarité entre les membres d’un même groupe familial (élargi aux collatéraux), ce qui, en l’absence de systèmes de protection sociale, constitue une garantie contre la précarité et les aléas de l’existence, mais n’est pas non plus étranger aux phénomènes de corruption, puisque celui dont on sait qu’il est en mesure d’accéder à des ressources se voit « sommé » (sous peine d’opprobre social) de venir en aide aux parents (au sens large) dans le besoin.

Il l’est également dans la place que conserve la religion dans la vie sociale, qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme ou des cultes traditionnels. Nous sommes en tout état de cause à cent lieues du processus de « désenchantement du monde[8] » observé en Europe occidentale, où non seulement la religion a cessé de longue date de constituer le cadre de référence de la vie publique mais où, en tant que croyance privée, elle voit le nombre de ses adeptes s’effilocher au fil du temps. Même si elle n’a pas, sauf exception, de statut officiel, la religion, majoritairement l’islam en région sahélienne, rythme l’existence des individus et représente une pratique sociale incontestée et quasi-unanimement partagée.

Autant de divergences qu’il est difficile d’ignorer si l’on veut essayer de comprendre l’origine de quelques-unes des différences observées, d’un continent à l’autre, en matière aussi bien de comportements que de perceptions.

2. Des évolutions divergentes inscrites dans les faits et les valeurs

Sur un sujet aussi vaste et complexe, il ne saurait évidemment s’agir de dresser un tableau, à prétentions exhaustives, des conséquences de ces divergences ; on se contentera de porter le regard sur des questions qui focalisent actuellement l’attention des opinions européennes, à savoir :

- la démographie et les flux migratoires ;

- les conceptions et pratiques relatives à la vie politique et aux mœurs.

2.1. La démographie et les flux migratoires

Chacun le sait, la démographie des pays sahéliens se caractérise par des taux de fécondité particulièrement élevés, le Niger détenant même la palme mondiale en ce domaine[9]. La raison en est bien sûr que ces pays entament à peine une transition démographique qui, en France par exemple, a commencé dès le XVIIIsiècle. En d’autres termes, du fait du décalage entre l’évolution des mentalités et celle de la médecine, dans des pays à majorité rurale, continuent de prévaloir, en matière de natalité, les comportements traditionnels, adossés aux croyances religieuses ; des comportements hérités des époques où il fallait avoir une dizaine d’enfants pour espérer en conserver deux ou trois à l’âge adulte, et où l’enfant contribuait très tôt aux travaux agricoles.

Les évolutions divergentes de la natalité et de la mortalité ont bien sûr pour conséquence une « explosion » des effectifs de la population : à s’en tenir au même exemple, on estime que depuis l’Indépendance, en soixante ans (de 1960 à 2020), celle du Niger a été multipliée approximativement par sept[10] !

Dans ces conditions, c’est une véritable course-poursuite qui s’engage entre croissance économique[11] et croissance démographique : même dans l’hypothèse (la plus favorable) d’une augmentation soutenue du produit intérieur brut (PIB), la poussée démographique a pour effet (au moins à court terme) d’amputer l’accroissement du PIB par habitant, voire de le faire

« passer » dans le rouge[12]

Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’une fraction de la population jeune des pays sahéliens cherche ailleurs meilleure fortune. Mais ce que l’on oublie souvent en Europe, c’est la direction empruntée par les partants :  

- les migrations sont d’abord interafricaines : on estime qu’en 2015, 73 % des migrants originaires d’Afrique de l’Ouest restaient dans la Région[13], au sein de laquelle, les pays à l’économie la plus dynamique constituaient les premières terres d’accueil : ainsi, en 2021, la population non ivoirienne (soit 6 435 835 personnes), principalement burkinabé et malienne, représentait un peu plus de 20 % de la population résidente de la Côte d’Ivoire[14] ;

- la même année, 15 % des migrants d’origine subsaharienne se dirigeaient vers Europe, le reste se répartissant entre les pays du Golfe et l’Amérique du Nord ; ils représentaient alors 1,5 % de la population française et 2 % de celle du Royaume-Uni ; en valeurs absolue, la population immigrée en France originaire d’Afrique hors Maghreb était évaluée à 1 171 700 personnes en 2019[15].

2.2. Les conceptions et pratiques relatives à la vie politique et aux mœurs

Les décalages entre sociétés sahéliennes et européennes se retrouvent bien sûr dans les conceptions et pratiques des unes et des autres en matière aussi bien de vie politique que de mœurs.

Les sociétés ouest-européennes se définissent, on le sait, comme démocratiques et ont érigé les Droits de l’Homme en nouvelles tables de la Loi ; seuls sont considérés comme légitimes les pouvoirs émanant de l’élection, offrant un certain nombre de garanties aux citoyens et placés sous le contrôle d’un Juge indépendant.

Ces schémas d’organisation étant considérés comme universellement valables, indépendamment du stade de développement économique et social, et du degré de conflictualité de la vie politique qui lui est lié, les gouvernements occidentaux, en phase avec leurs opinions publiques, se sont efforcés, depuis le début des années 1990, de les diffuser en Afrique[16]. La récente succession de coups d’Etat dans l’ancien « pré carré » français révèle, s’il en était besoin, que la greffe peine à prendre ; des pratiques antérieures refont surface, dont les sociétés considérées semblent finalement assez bien s’accommoder[17].

Que penser de cette apparente tolérance ? Il ne faudrait pas oublier qu’en Occident les régimes politiques actuels sont le fruit d’une évolution relativement récente, d’ailleurs sujette à de remises en cause plus ou moins graves, qu’ils s’appliquent à des sociétés désormais relativement apaisées où, l’opulence aidant, les luttes sociales ont perdu beaucoup de leur intensité du passé, et qu’a contrario, sous le voile d’institutions publiques à première vue comparables à celles de l’Europe, la vie politique sahélienne, dans des sociétés inégalement alphabétisées et où les niveaux de vie comptent parmi les plus faibles du monde, se déroule dans des conditions à tous égards différentes, que l’on considère la formation et le fonctionnement des partis, la diffusion et le rôle de la presse, le poids des opinions publiques,…

Mais c’est peut-être sur les questions sociétales que l’incompréhension se fait la plus profonde. En ce domaine, l’Europe, il est vrai, a poussé fort loin le « processus d’individualisation » et de rupture avec les valeurs et pratiques du passé : l’Etat ayant soustrait l’individu à l’emprise de la famille et s’étant substitué à elle pour assurer sa protection contre les aléas de l’existence (maladie, chômage), celui-ci peut affirmer pleinement sa liberté : liberté de choisir son orientation sexuelle, de s’unir à une personne de même sexe, d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants… Rien évidemment de comparable en Afrique sahélienne, où l’Etat, sauf exception, ne s’est pas fait Providence, où la famille, omniprésente et dont les membres remplissent les fonctions que leur assigne la tradition, demeure le lieu essentiel des solidarités, où la religion et les impératifs qu’elle véhicule règnent en maîtres…

Considérant l’abime qui sépare les sociétés sur ces questions, comment s’étonner des anathèmes réciproques ? D’un côté, on s’indigne des obstacles, de droit ou de fait, qui limitent les droits des individus et l’on œuvre à les lever ; de l’autre, on s’apitoie sur la dégénérescence des mœurs et le déclin de l’Occident, et l’on prie le Ciel d’en préserver l’Afrique !

Conclusion

De bien des points de vue, l’Afrique sahélienne s’apparente, pour l’observateur européen, et singulièrement français, à un théâtre d’ombres : derrière la façade d’institutions similaires et le partage d’une même langue, se cachent des mentalités et comportements profondément distincts, fruit d’évolutions nettement différenciées, et dont la prise en compte s’impose si l’on veut éviter le risque de jugements hâtifs et d’initiatives inadaptées.

Les Européens s’y exposent, pourtant ! Convaincus que « ce qui est bon pour eux est bon pour la terre entière », ils s’emploient, le bréviaire des Droits de l’Homme à la main, à diffuser des valeurs et pratiques sociales qui, au terme d’un long cheminement, ont cours chez eux, mais dont rien n’assure qu’elles répondent, présentement du moins, aux attentes d’autres aires de civilisation.

Ce prosélytisme, qui ne vise rien moins qu’à accélérer la réforme des opinions et les mœurs, se déploie « sous contrainte », du fait des conditionnalités dont sont assorties nombre d’aides au développement. Dès lors, comment pourrait-il être perçu autrement que comme une injonction « du fort au faible », et donc comme une nouvelle forme d’impérialisme ? Plus subtile sans doute que la précédente, mais qui, parce qu’elle s’attaque à des certitudes et croyances auxquelles les sociétés sahéliennes demeurent profondément attachées, ne peut que susciter le rejet.

Bonne conscience des donneurs de leçons, d’un côté, exécration de ceux à qui elles d’adressent, de l’autre ! Les ingrédients d’un dialogue de sourds seraient-ils réunis ?

Février 2024.

[2] Professeur à l’Université Abdou Moumouni, Niamey, Niger.

[3] Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l’enfant peul, Mémoires, Actes Sud, 1991 ; Editions J’ai lu, numéro 4286, 1999, 448 pages.

[4] Empire du Ghana, empire mandingue, empire songhaï, empire du Macina…

[5] La mosquée d’Agadez (au Niger) date du XVIe siècle, celle de Djenné (au Mali), du XIIIe siècle.

[6] C’est-à-dire en évitant les conceptions prénuptiales.

[7] D’après les données de la Banque mondiale, en 2022, la population rurale représente 68 % de la population totale au Burkina Faso, 55 % au Mali, 83 % au Niger, 76 % au Tchad.

[8] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Editions Gallimard, Coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1985.

[9] L’Indice Synthétique de Fécondité (ISF), qui mesure le nombre moyen d’enfants qu’une femme a au cours de sa vie génésique, s’établissait au Niger à 6,2 enfants en 2021. Il était resté stable, pendant près de 30 ans, avec un niveau de 7,5 enfants en moyenne par femme en 1998, 7,1 en 2006 et 7,6 en 2012. Source : Institut National de la Statistique (INS) et Utica International, Enquête Nationale sur la Fécondité et la Mortalité des Enfants de Moins de Cinq Ans au Niger 2021, INS, Niamey, Niger et Columbia et Utica International, Maryland, Etats-Unis, 2022.

[10] D’après les estimations disponibles, la population du Niger serait passée de 3,39 millions d’habitants en 1960 à 7 220 089 en 1988 et à 22 752 385 en 2020. Sources : www.donneesmondiales.com ; Le Niger en chiffres 2020, édition 2022, Institut National de la Statistique (INS), Niamey.

[11] Dans les pays sahéliens, les taux de croissance sont variables d’une année sur l’autre, compte tenu de leur dépendance à l'égard de l'agriculture et de l'exploitation minière, eux-mêmes sensibles aux conditions météorologiques et aux fluctuations des prix mondiaux.

[12] Pour reprendre l’exemple, du Niger, les taux de croissance ont récemment évolué comme suit :

Évolution du Produit Intérieur Brut (PIB)

2018

2019

2020

Accroissement du PIB réel (%)

7,2

5,9

3,6

Accroissement du PIB réel/habitant (%)

3,9

2,2

-0,1

Source : Le Niger en chiffres 2020, édition 2022, op. cit., p. 66.

[13] François Héran, « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », Population & Sociétés, numéro 558, septembre 2018, p. 1, 2, 3.

[14] En 2021, selon les résultats du Recensement général de la Population et de l’Habitat (RGPH 2021), la population vivant habituellement sur le territoire ivoirien (population résidente) se chiffrait à 29 389 150 habitants ; la population de nationalité ivoirienne représentait 78 % du total, la population non ivoirienne 22 % (soit 6 435 835 personnes), ce qui correspond à une diminution de la part de la population de nationalité étrangère, passée de 33 % en 1975 à 28 % en 1988, 26 % en 1998, et 22 % en 2021, une diminution (en valeur relative mais non en valeur absolue) dont il conviendrait d’analyser les causes (moindre afflux ou départ d’étrangers, obtention par des étrangers de la nationalité ivoirienne… ?).

Source : Portail officiel du Gouvernement de Côte d'Ivoire, https://www.gouv.ci/_actualite-article.php?recordID=13769.

[15] Cris Beauchemin, « Profil démographique des personnes d'origine subsaharienne en France », Etudes de la Chaire Diasporas Africaines, numéro 2/2020, p. 5. Sciences Po Bordeaux et Université Bordeaux Montaigne.

[16] En 1990, le discours de La Baule invitait les pays d'Afrique à lancer un processus de démocratisation sous peine, dans le cas contraire, d'être privés du soutien du Nord.

[17] Notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger, pour ne parler que des pays du Sahel.

Que penser de cette apparente tolérance ? Il ne faudrait pas oublier qu’en Occident les régimes politiques actuels sont le fruit d’une évolution relativement récente, d’ailleurs sujette à de remises en cause plus ou moins graves, qu’ils s’appliquent à des sociétés désormais relativement apaisées où, l’opulence aidant, les luttes sociales ont perdu beaucoup de leur intensité du passé, et qu’a contrario, sous le voile d’institutions publiques à première vue comparables à celles de l’Europe, la vie politique sahélienne, dans des sociétés inégalement alphabétisées et où les niveaux de vie comptent parmi les plus faibles du monde, se déroule dans des conditions à tous égards différentes, que l’on considère la formation et le fonctionnement des partis, la diffusion et le rôle de la presse, le poids des opinions publiques,…

Mais c’est peut-être sur les questions sociétales que l’incompréhension se fait la plus profonde. En ce domaine, l’Europe, il est vrai, a poussé fort loin le « processus d’individualisation » et de rupture avec les valeurs et pratiques du passé : l’Etat ayant soustrait l’individu à l’emprise de la famille et s’étant substitué à elle pour assurer sa protection contre les aléas de l’existence (maladie, chômage), celui-ci peut affirmer pleinement sa liberté : liberté de choisir son orientation sexuelle, de s’unir à une personne de même sexe, d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants… Rien évidemment de comparable en Afrique sahélienne, où l’Etat, sauf exception, ne s’est pas fait Providence, où la famille, omniprésente et dont les membres remplissent les fonctions que leur assigne la tradition, demeure le lieu essentiel des solidarités, où la religion et les impératifs qu’elle véhicule règnent en maîtres…

Considérant l’abime qui sépare les sociétés sur ces questions, comment s’étonner des anathèmes réciproques ? D’un côté, on s’indigne des obstacles, de droit ou de fait, qui limitent les droits des individus et l’on œuvre à les lever ; de l’autre, on s’apitoie sur la dégénérescence des mœurs et le déclin de l’Occident, et l’on prie le Ciel d’en préserver l’Afrique !

Conclusion

De bien des points de vue, l’Afrique sahélienne s’apparente, pour l’observateur européen, et singulièrement français, à un théâtre d’ombres : derrière la façade d’institutions similaires et le partage d’une même langue, se cachent des mentalités et comportements profondément distincts, fruit d’évolutions nettement différenciées, et dont la prise en compte s’impose si l’on veut éviter le risque de jugements hâtifs et d’initiatives inadaptées.

Les Européens s’y exposent, pourtant ! Convaincus que « ce qui est bon pour eux est bon pour la terre entière », ils s’emploient, le bréviaire des Droits de l’Homme à la main, à diffuser des valeurs et pratiques sociales qui, au terme d’un long cheminement, ont cours chez eux, mais dont rien n’assure qu’elles répondent, présentement du moins, aux attentes d’autres aires de civilisation.

Ce prosélytisme, qui ne vise rien moins qu’à accélérer la réforme des opinions et les mœurs, se déploie « sous contrainte », du fait des conditionnalités dont sont assorties nombre d’aides au développement. Dès lors, comment pourrait-il être perçu autrement que comme une injonction « du fort au faible », et donc comme une nouvelle forme d’impérialisme ? Plus subtile sans doute que la précédente, mais qui, parce qu’elle s’attaque à des certitudes et croyances auxquelles les sociétés sahéliennes demeurent profondément attachées, ne peut que susciter le rejet.

Bonne conscience des donneurs de leçons, d’un côté, exécration de ceux à qui elles d’adressent, de l’autre ! Les ingrédients d’un dialogue de sourds seraient-ils réunis ?

Février 2024.

Daniel Gouadain[1]

Boubacar Baïdari[2]