Après le drame du quartier Pays-Bas / L’hommage des petits anges à leur enseignante : Par Moussa Tchangari
A 15h, ce mardi 13 avril de l’an 2021, quand nous sommes revenus en classe, après la pause de midi, la maitresse avait l’air très épuisée ; mais, elle s’efforçait, comme toujours, de nous sourire, nous, ses « petits anges » qu’elle adorait et traitait comme ses propres enfants. En ce premier jour du ramadan, la soif et la faim semblaient lui avoir volé une bonne partie de son énergie ; et pour une fois, elle n’avait pas eu besoin de crier « silence » pour que tout le monde, même les plus indisciplinés parmi nous, se taisent. « Vous êtes vraiment sages aujourd’hui », nous avait-elle d’ailleurs lancé, sur un ton presque moqueur ; avant d’entamer, dans un mélange de langues (Français, Hausa, Zarma) dont elle a seule le secret, le cours de géographie qu’elle avait promis de nous faire sur le Niger, notre pays.
Le Niger, c’est un peu comme votre quartier « Pays-Bas » en plus grand, avait-elle dit, en guise d’introduction ; il fait 1 267 000 km2, et compte plus de 22 millions d’habitants. Comme à « Pays-Bas », la majorité de la population, en tout cas pas moins de 60%, est constituée de jeunes, filles et garçons, comme vous ; et comme ici, la plupart des habitants du pays vivent avec des revenus très bas, tirés essentiellement de l’agriculture et de l’élevage, les deux mamelles de l’économie nationale. « Le Niger, nous disait-elle, est considéré comme l’un des pays les plus pauvres du monde » ; « il est dans le monde comme « Pays-Bas » est à Niamey, l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale ». Ces deux bouts de phrase, prononcés sur un ton goguenard, suscitèrent une brusque crispation des visages ; et mesurant notre grande déception, la maitresse se reprit, comme inspirée par une force surnaturelle, pour faire cette précision : « le Niger n’est pas en réalité pauvre ; il regorge de pétrole et de minerais précieux, des jeunes gens comme vous aussi ».
Après cette précision de la maitresse, l’atmosphère s’était immédiatement détendue dans cette classe en paillotte où nous étions plus d’une cinquantaine, entassés et collés les uns aux autres, malgré la chaleur torride de ce mois d’avril. Cette précision était nécessaire ; elle nous donnait un peu d’espoir. Le cours de géographie de « Madame » avait pris, après cet épisode, des allures d’un meeting à la Place de la concertation ; elle avait alors commencé à égrener quelques chiffres, montrant que l’État pouvait faire mieux pour nous. Elle nous informa que cette année, les prévisions de dépenses de l’État pour l’ensemble des ministères du secteur de l’éducation s’élèvent à 316,09 milliards FCFA sur un budget général de l’État établi à 2 644,53 milliards FCFA. En 2020, ces prévisions étaient de 302,12 milliards FCFA sur un projet de budget général de l’État établi à 2 266,15 milliards FCFA. La part des ministères sectoriels de l’éducation et de la formation dans le budget général de l’État, avait-elle affirmé, est seulement de 11,95% en 2021 ; en précisant que depuis 2014, la part relative de ces ministères dans le budget général de l’État n’a jamais atteint son niveau de l’époque (17%).
Selon la maitresse, cette situation n’est pas due seulement à la hausse des dépenses militaires et de sécurité consécutive à la dégradation de la situation sécuritaire dans certaines régions du pays ; même s’il est vrai, avait-elle dit, que c’est à partir de 2015 que la part du secteur de l’éducation dans le budget général a amorcé une tendance à la baisse. La maitresse nous précisa qu’en 2021, le Burkina Faso, qui consacre 20,22% de son budget à la défense, prévoit de dépenser 588,85 milliards FCFA dans le secteur de l’éducation, soit 29,92% de ses ressources budgétaires ; alors que le Niger n’a jamais atteint ce niveau de dépenses d’éducation depuis pratiquement 2000, avait-elle fait remarquer, d’une voix étranglée par la colère. Cette comparaison nous avait fait aussi l’effet d’une douche froide ; elle nous donnait la mesure du manque d’intérêt de l’État du Niger pour le secteur de l’éducation. Nous avons compris que les articles 12 de la Constitution, et 2 de la loi d’orientation du système éducatif nigérien, n’ont aucune valeur pour ceux qui votent le budget de l’État ; et nous avons réalisé que, si rien ne change, le Niger mettrait des décennies à offrir une éducation de qualité à ses enfants.
En tout cas, selon notre maitresse, qui citait le rapport 2014 de l’UNESCO sur les progrès en matière d’EPT, le Niger fait partie de la poignée des pays du monde qui n’ont pu atteindre, à l’horizon 2015, aucun des six (6) principaux objectifs définis par la conférence de Dakar 2000 ; et pour nous expliquer l’ampleur du retard accusé par le pays, elle avait indiqué que l’objectif d’un taux d’achèvement à 97% au primaire ne pourrait être réalisé au Niger qu’en 2120 pour les filles rurales, et 2090 pour les garçons ruraux. Cet objectif ne pourrait être réalisé qu’en 2068 pour les filles urbaines et en 2060 pour les garçons urbains. La maitresse soulignait également que l’objectif d’un taux d’alphabétisme des jeunes filles supérieur à 97% ne pourrait être atteint pour les filles les plus riches qu’en 2078 et pour les filles les plus pauvres qu’en 2130 ; non sans préciser que, selon le rapport de l’UNESCO, moins de 10% des enfants sont capables de lire et écrire après 4 ans de scolarité, et moins de 30% après 5 à 6 ans de scolarité au primaire. Ces propos de la maitresse nous avaient littéralement assommés, quand un gros nuage de fumée noire a envahi toute la classe.
Après, les choses sont allées très vite : la classe en paillotte était totalement en feu de chaque côté ; il était impossible, pour certains d’entre nous, de sortir. La maitresse, qui était pourtant à côté de la porte, était d’abord restée immobile ; puis, elle s’était précipitée au fond de la classe, pour venir à notre secours. Elle avait réussi à sortir du brasier quelques élèves coincés entre les bancs ; mais, son pagne ayant pris feu, elle s’était effondrée tout juste lorsqu’elle était arrivée à notre niveau. Nous étions une vingtaine d’élèves coincés par le feu ; et nous n’avons rien pu faire pour notre maitresse. Elle est morte, sous nos yeux, brulée par le feu ; elle est morte pour nous qu’elle a tenté de sauver. Elle n’a pas voulu écouter les injonctions de la foule qui, dehors, criait « sortez vite Madame » ; elle s’est crue en devoir de tenter quelque chose pour nous, ses petits anges. Nous sommes morts ensemble en classe, certains dans ses bras ; et nous disons à nos parents : « respectez et soutenez les enseignants ; ils sont ces vrais héros qui se sacrifient pour l’avenir de vos enfants ».
Demain, lorsque le soleil va se lever à nouveau, nous prions chaque personne, homme ou femme, jeune ou senior, d’avoir une pensée pieuse pour les milliers d’enseignants et enseignantes qui triment pour transmettre le savoir aux enfants. Ce mardi 13 avril, notre école a connu une affluence jamais égalée ; les hommes et les femmes de « Pays-Bas », ainsi que des quartiers Talladjé et Aéroport, ont été nombreux à être témoins de notre martyre. Ceux-là, nous les avons vus pleurer pour nous, les pauvres enfants, morts brulés dans une classe en paillotte ; mais, ils ne savent pas ce que nous avons ressenti en les voyant dans cet état, ni ce que nous avons pensé en voyant le Premier ministre et quelques membres de son gouvernement hébétés face aux décombres des classes calcinées. « Qu’est-ce qu’ils retiendront de cette tragédie ? Seront-ils longtemps tourmentés par le souvenir des flammes consumant leurs enfants, dans un pays où l’on commence à s’habituer à toute sorte de drames ? Vont-ils enfin se mettre en ordre de bataille pour le sauvetage de l’école publique ou continuer à se morfondre ? ». Telles étaient nos questions ; mais, la maitresse était déjà loin dans le ciel, morte d’une « belle mort » tel Socrate dans le Phedon, entourée de ses meilleurs élèves qu’elle n’a pas voulu abandonner.
Au Niger, on s’habitue facilement à tout ; et l’on attend parfois du ciel ce que nous pouvons accomplir nous-mêmes. C’est ce que nous disait souvent et nous pouvons dire que la tragédie d’hier est le résultat d’une sorte de démission collective face à la déliquescence du système éducatif nigérien. Cette déliquescence a commencé le jour où, sur les conseils des institutions financières internationales, le gouvernement des militaires a pris la grave décision de réduire les dépenses du secteur de l’éducation pour rembourser la dette publique ; elle s’est poursuivie lorsque le gouvernement des civils démocratiquement élus a décidé de comprimer encore plus la masse salariale du personnel enseignant, en instaurant la contractualisation de la fonction enseignante. La situation est devenue pire depuis dix (10) ans que le sous-sol du pays vomit chaque jour des barils et des barils de pétrole : la part de l’éducation dans les dépenses publiques n’a fait que baisser ; on construit, parfois à crédit, plus d’infrastructures de prestige que de classes dans les écoles ; les enseignants, qui jouissaient jadis d’un grand prestige, sont devenus plus précaires que jamais.
Au cours de ces dix (10) dernières, les parents d’élèves n’ont rien fait pour arrêter la dérive ; enseignants et élèves ont été seuls à se battre contre l’incendie qui ravage l’école nigérienne depuis 1982. Oui, ils ont été presque seuls, comme hier quand le feu nous consumait tels du bois. Certes, il y avait hier des braves pompiers qui ont fait ce qu’ils peuvent pour sauver ce qui pouvait l’être ; mais, la grande masse était là, tétanisée, indignée, on dirait incapable de saisir la responsabilité qui est la sienne face à la tragédie de l’école publique. La dilapidation de l’argent public pour la construction d’infrastructures non essentielles n’a pas rencontré la forte résistance populaire qu’elle devrait susciter dans un pays où un enfant sur deux en âge d’aller à l’école n’y va pas. Les milliards dilapidés dans des œuvres non essentielles, ainsi que les sommes colossales détournées et empochées par quelques individus véreux, auraient permis de construire des classes ; et surtout de revaloriser la rémunération des enseignants, eux qui font tout pour nous hisser là où leurs prédécesseurs ont hissé ceux qui, aujourd’hui, dirigent le pays et préparent leurs progénitures, formées dans les meilleures écoles, à une sorte de succession aristocratique.
Par Moussa Tchangari
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