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De l’épineuse question de la réforme monétaire dans la Confédération des Etats du Sahel : Par Ali ZADA

Ali Zada« Pourquoi quelqu’un devrait-il imprimer du papier et nous le remettre en argent et nous laisser rembourser, pas avec un papier que nous avons également le droit d’imprimer ? Au lieu de cela, nous sommes tenus de payer ces prêts sur papier en valeurs, en ressources et en efforts. Il faut prendre conscience qu’il s’agit d’un acte d’esclavage moderne et de colonisation » (Paul Kagame).

La sortie du FCFA fut au centre de débats animés dans les milieux panafricanistes et tous cercles de réflexion qui partout en Afrique occidentale principalement, contribuaient de manière engagée à la redéfinition d’une politique économique qui tournerait la page de la pauvreté et de l’arriération économique sur laquelle nous écrivons notre histoire depuis des décennie d’indépendance. Et il faut dire que l’opinion africaine s’impatiente depuis toujours de voir nos décideurs prendre cette mesure tant attendue de sortie du FCFA.

Mais, peut-être pour une question de priorités de nos leaders qui ne sont pas forcément celles des opinions publiques, le débat sur la réforme monétaire a fini par s’épuiser perdre carrément de l’intérêt et il est peu d’échanges sur la toile qui l’abordent. Et pour dire vrai, il n’y en a pratiquement plus.

La récente mesure de création d’une banque d’investissement n’a pas non plus redonné de vigueur au sujet, peut-être qu’elle n’a strictement rien à voir avec la réforme monétaire attendue, mais surtout peut-être parce que, pour un spécialiste de la monnaie, c’était mettre la charrue avant les bœufs. En tout cas une banque d’investissement est un outil au service de filières économiques déjà structurées, opérationnelles et dynamiques, alors que dans l’AES et partout en Afrique, tout est à créer, les pays n’ayant pas encore d’acteurs économiques publiques et privées à la dimensions de leurs potentiels économiques respectifs. En tout cas si cette banque doit prêter à des « green fields » et autres « porteurs de projets », ses jours seraient déjà comptés.

Je ne voudrais pas ouvrir de la polémique sur le secteur privé que je connais bien depuis 36 ans que j’ai quitté la fonction publique nigérienne. Je connais ses faiblesses et le peu de cas qu’on fait de lui dans nos pays, malgré des discours voulant en faire le « moteur du développement ». Ces discours de politiciens au service du néolibéralisme dominateur brillent en tout cas par leur méconnaissance des mécanismes du développement et sonnent creux par leurs promesses jamais tenues aux milieux d’affaires.

Je l’ai souvent dit et je le répète, nous n’avons pas de secteur privé, mais nous avons des affairistes enrichis par les marchés publiques, des gens rompus dans l’importation de biens asiatiques sur des modèles d’affaires de quelques mois tout au plus et peu enclins à investir dans des exploitations agricoles ou des usines dont le retour sur investissement prendrait des années, avec tous les risques qui les accompagnent. Ces gens n’ont souvent même pas une secrétaire à qui ils verserait un salaire. Ils règlent toutes leurs affaires au téléphone et au volant de leurs voitures cossues. Je n’appelle pas ceux-là un secteur privé. Ce sont des « affairistes ». Et Dieu sait qu’ils sont la composante la plus importante et la plus prospère du secteur privé. Ceci dit, je dois saluer les quelques braves gens qui se tuent dans tous nos pays à maintenir à bout de bras des unités industrielles, seuls contre tous, dans un environnement qui n’est pas particulièrement fait pour leur faciliter la vie.

Dans l’AES nous manquons encore de grandes entreprises publiques dans les secteurs structurants et nous en manquons de privées pour prêter massivement de l’argent afin de mener des investissements dans l’agriculture, l’énergie, l’acier, les engrais, le ciment, les infrastructures de transports et les services essentiels pour lier tous ces secteurs d’activités les uns aux autres. En effet « l’art » du développement n’est rien d’autre que la capacité de créer des liens fonctionnels solides entre les divers secteurs d’activités. On apprécie le développement par les liens intersectoriels dans une logique endogène intégrée, sans une trop grande dépendance à l’extérieur.

Dans un tel schéma l’agriculture prendra du ciment et de l’acier pour ses infrastructures (barrages, aménagements hydroagricoles, aqueducs, etc.). Elle utilisera de l’énergie et des engrais dans ses exploitations. La production de ciment, d’acier et d’engrais demande beaucoup d’énergie. Les routes, les chemins de fer et les grands complexes de bâtiments demandent du ciment et de l’acier.

Bref, tout doit fonctionner avec des liens dynamiques et solides que chaque Etat créera individuellement avec en vue sa compétitivité interne qui s’harmonisera avec celle de toute la confédération.

Pour leur part les initiatives privées ne prospéreront qu’en profitant d’une énergie abondante et bon marché produite par l’Etat, de ciment, d’acier et d’engrais disponibles à prix abordables et stables et d’infrastructures de transports de qualité en denses réseaux nationaux.

UNE BANQUE D’INVESTISSEMENTS POUR QUOI ?

C’est à partir de cette étape qu’on a besoin de banques d’investissements et de banques commerciales pour accompagner les initiatives privées dans un environnement qui leur serait enfin favorable. Et pour parvenir à tout ça, il ne faut rien de plus qu’une réforme monétaire. En tout cas les banques d’investissement ne manquent pas dans l’AES. BAD, BOAD, BIDC et BID sont des acteurs bien connus dont l’impact après des décennies d’intervention est au bas mot insignifiant.

Une nouvelle banque d’investissement nous sera souveraine, certainement. Mais elle ne sera pas là pour financer tout et n’importe quoi parce qu’elle appartient à nos Etats. Elle fonctionnera avec l’éthique bancaire, la rigueur opérationnelle et l’esprit de gagner de l’argent pour surtout rester debout, comme toutes les autres avant elle. Elle exigera des garanties et aiguillonnera peut-être les emprunteurs vers le FSA ou le FAGACE. Je ne sais pas. Mais l’un dans l’autre, en quoi donc nous aurions avancé avec cette nouvelle banque ? J’attends humblement qu’un de nos experts nationaux me réponde pour édifier nos opinions. Mais sachons surtout que les banques d’investissement de notre région n’ont pas manqué d’argent à prêter. Elles ont manqué de projets à financer qui soient à la hauteur de leur mission.

En tout cas, pour la suite du débat, la banque d’investissement n’annonce pas une nouvelle monnaie. C’est deux concepts différents.

NOUVELLE MONNAIE LIBERALE OU NOUVELLE MONNAIE SOUVERAINISTE ?

Je reproche aux économistes, panafricanistes et autres analystes sur la monnaie et l’économie en général, leur manque de boussole idéologique dans les débats, vidéos et articles. Tous regardent et analysent les divers sujets en considérant de fait que les théories néolibérales qui les soutiennent sont des vérités d’Evangile et qu’il n’y a même plus de possibilité de voir les choses autrement que ce qui est enseigné dans les facultés. Pour eux on perçoit qu’il n’y a d’économie que libérale, de monnaie que libérale et de démocratie itou. C’est là l’environnement doctrinal dans lequel ils formulent leurs opinions, orientent les politiques publiques et voudraient mener les réformes monétaires tant attendues. Ainsi :

• Parlez-leur de monnaie et ces gens ne lui donneraient de rôles que « moyen de paiements, unité de compte et réserve de valeur », ces trois fonctions basiques assignées au FCFA pour dominer l’économie de nos pays, qu’on enseigne comme un catéchisme dans les facultés d’économie et qu’on assène de manière docte sur les plateformes de débats. C’est de ce sommaire destiné aux indigènes d’Afrique que se prévalent nos économistes ;
• Parlez-leur de valorisation de nos ressources naturelles et ces gens en excluraient systématique l’Etat tout en espérant en des investisseurs étrangers à qui de larges facilités doivent être accordées ;
• Parlez-leur de gouvernance politique et ces gens ne voient de pertinence que dans des élections répétitives tous les cinq ans, peu importe le manque de vision et de programme des élus et leur incapacité à transformer le sort de leurs populations.

L’école libérale du colon a réussi dans sa mission de produire des élites sans capacité de déconstruction des théories politiques infantilisantes et recettes économiques bon marché enseignées pour former les défenseurs virulents et gardiens zélés de la prison coloniale, néolibérale et impérialiste que constitue le système de gestion de nos pays.

J’aimerais rappeler à tous ceux-là qu’il y a deux systèmes qui gouvernent le monde dans les sphères politiques et économiques, notamment le libéralisme et l’étatisme (souverainisme). Ces deux systèmes excluent un troisième. Et pour clarifier les choses faut-il préciser que l’Amérique, l’Europe occidentale et tous les pays sous leur hégémonie sont sous système libéral. Par contre la Russie, la Chine, l’Iran, la Corée du nord, l’Algérie, l’Ethiopie, l’Egypte, pour ne citer qu’eux, sont des pays de système étatiste.

Aussi, que ceux qui sortiront désormais pour animer le débat sur la monnaie et les investissements commencent leurs propos en se situant sans équivoque sur la doctrine économique par laquelle ils fondent leur argumentation. N’est plus acceptable ces intellectuels qui parlent de monnaie et d’économie en pensant que « monnaie c’est monnaie » et « économie c’est économie ». Dois-je inviter les débatteurs à accompagner le terme « monnaie » par les expressions « monnaie libérale » ou « monnaie souverainiste » et spécifier l’économie par « économie libérale » ou « économie souverainiste ». En tout cas la confusion, si elle est délibérée, n’est plus acceptable. Je n’ose pas les accuser d’ignorance.

MAIS QUELLE DIFFERENCE VOYONS-NOUS ENTRE LES DEUX SYSTEMES ?

Le système libéral est au service de groupes privés, sinon familiaux, de banquiers internationaux qui, par leurs intrigues multiséculaires, ont pu infiltrer les pouvoirs et opposer les nations les unes aux autres pour allumer des guerres dans lesquelles ils financent les deux parties. Aussitôt la paix proclamée ils mettent la main sur les banques centrales et les ressources naturelles des belligérants. Ils ont financé la traite négrière et la colonisation et ont fini par dominer tout l’occident et ce qui constitue les vassaux occidentaux dans le reste du monde.

Dans ce système le maitre-mot en matière économique est le capital privé. L’excipient pour avaler les recettes est la loi du marché. L’épouvantail est l’Etat qui ne doit jouer de rôle que d’arbitre entre des acteurs privés. Et d’acteurs privés, il n’y a que les multinationales à qui les ressources naturelles reviennent par des jeux de textes sur les investissements dont peu de gens ont l’exégèse, par leurs grands moyens financiers et par leurs technologies.

Dans ce système toutes les banques centrales appartiennent à la famille Rothschild qui seule possède le pouvoir d’enrichir et d’appauvrir les pays, de faire la quiétude sociale ou de créer des troubles aux gouvernements insoumis, de laisser vivre en paix ou de faire envahir les pays par des coalitions armées internationales dans le seul objectif de mettre la main sur la banque centrale et les ressources naturelles.

Le dollar, l’euro, le FCFA et presque toutes les monnaies nationales en dehors du rouble russe, du rial iranien, du Won nord-coréen, du peso cubain et du bolivar vénézuélien, sont des propriétés de la famille Rothschild. L’Irak, la Libye et la Syrie connurent le même violent sort pour reprendre leurs banques centrales et mettre le grappin sur leur pétrole.

Le système souverainiste quant à lui est aux mains des nations et de leurs gouvernements qui, par le truchement d’élites patriotes, engagent l’Etat à être l’acteur majeur de l’économie par la possession de tous les actifs de ressources naturelles, de terres, de routes, de ports, d’aéroports et de chemins de fer, par ses grands investissements structurants dans l’énergie, l’agriculture, l’industrie et les services et surtout par la banque centrale qui par des politiques souveraines, irrigue l’économie par la création monétaire, sans avoir à rembourser quoi que ce soit à qui que ce soit.

On retrouve dans ce lot la Russie, la Chine, l’Iran, la Corée du nord, Cuba, le Venezuela. Mais la Chine demeure une énigme en matière de souveraineté monétaire. A toutes fins utiles, sachons que le rouble russe est sorti du giron rothschildien il y a moins de cinq ans, avec V. Poutine qui l’avait solennellement proclamé à la face des nations.

Dans ce système souverainiste, la monnaie est au service de l’économie à travers le crédit facile et massif octroyé à tous les secteurs productifs et à tous les acteurs économiques et ménages sans restriction. Dans ce système, le secteur privé est structuré autour des entreprises publiques qui lui distribuent des missions de production de valeurs, bien souvent à travers des initiatives à haut contenu de savoir. Dans ce système, la banque centrale, les banques commerciales et les grands acteurs économiques appartiennent tous à l’Etat qui conduit souverainement sa politique monétaire et ses plans économiques au gré des intérêts nationaux, sans risques de distorsions et sans influence de l’étranger.

On est donc surpris et c’est le moins qu’on puisse dire, par le manque de référence doctrinale de la part de tous ceux qui parlent d’économie et de monnaie dans nos pays, du haut de leurs chaires universitaires, leur expérience dans les institutions régionales et internationales, leur passage dans le gouvernement et leur présence sur les réseaux sociaux. Les gens parlent et soutiennent des théories libérales asservissantes et prêchent surtout un modèle économique qui a échoué, tout en pensant qu’il a encore de l’efficacité et qu’il est universel. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils prêchent du désuet, du surplace, du vain et finalement du ridicule.

LE CRIME PARFAIT

Mais pour justifier leurs opinions les économistes libéraux indexent la mal gouvernance comme cause de nos échecs économiques. C’est une autre fausse perception de notre situation. La corruption et le pillage des ressources publiques existent dans tous les systèmes. Ces maux plombent le développement quand ce dernier ne compte que sur de maigres ressources procurées par des exportations faméliques et une aide étrangères sélective conçue pour ne pas participer à la création de richesse. Dans un système qui créé de la richesse, la mal gouvernance à travers toutes ses formes, pourrait à peine aliéner 1% des ressources.

La mal gouvernance indexée comme problème au développement constitue donc une autoflagellation qui permet de nous détourner de la véritable raison de notre arriération économique et pauvreté qui est la monnaie.

Je m’en vais donc poser une question à tous nos experts de tout et de tout. Dans quel rapport économique sur l’Afrique issu du PNUD, du FMI, de la Banque Mondiale, de la BAD, de la CEDEAO, de l’Union Africaine ou de la BCEAO a-t-on une seule fois indexé la monnaie FCFA comme facteur à la base de manque de progrès économique dans nos Etats ? Dieu sait que j’en ai lu, mais dans tout ce que j’ai pu lire jusqu’à présent, la monnaie passe sous silence, comme si elle n’a jamais rien eu à voir avec le problème. C’est donc une scène de crime parfait sur laquelle le criminel est toujours dans loin à l’arrière-plan derrière des témoins qui ne peuvent parler.

La contribution de nos experts débatteurs doit désormais se mesurer dans leur perspicacité à déconstruire les pièges du système libéral et non à réciter ses vaines recettes et à les conseiller avec acharnement sur des économies qui n’ont jamais eu les attributs d’économies dignes du nom.

Aussi, je me permets d'inviter tous ceux veulent entretenir l'opinion panafricaniste de questions monétaires de circonscrire d'abord le terrain doctrinal dans lequel ils parlent et de quel type de monnaie ils veulent à travers la réforme qu’ils prônent. Voudraient-ils une nouvelle monnaie libérale ou d’une nouvelle monnaie souverainiste ?

L’économiste anglais John A. SYMONDS que citait Joseph Tchundjang Pouemi dans son ouvrage qui fait référence en matière de gestion monnaie, définissait la monnaie ainsi : " « La monnaie, c'est ce que la monnaie fait. » ". La monnaie fait la richesse quand elle est bien gérée et fait la pauvreté quand elle ne l’est pas. Elle fait l’autonomie nationale et fait la dépendance à l’étranger. Elle sait faire l'intégration et la dislocation.

« LA MONNAIE PRECEDE LA PRODUCTION »

Pour donner son véritable rôle à la monnaie, Dr Joseph Tchundjang Pouemi met en garde nos Etats contre la « répression monétaire » consistant en son confinement aux fonctions pratiques d’appui aux échanges. La monnaie doit financer la production selon son célèbre postulat « La monnaie précède la production » qui lui a coûté la vie, car elle révèle aux nations tenues en laisse par les banquiers internationaux, le pouvoir qu’elles ont en main de créer de la richesse simplement en imprimant de la monnaie et en l’injectant dans les circuits de crédit aux entreprises et aux ménages, sans restriction, du moins jusqu’à ce que le dernier chômeur ait du travail.

L’inflation est l’épouvantail que le système libéral agite pour limiter le crédit et désactiver la planche à billets dans le conseil que le FMI fournis aux pays ayant leur monnaie. Dr Pouemi évoque l’inflation comme « …un phénomène monétaire ; mais cela n’explique rien. Ni l’inflation ni le déficit ne sont la preuve qu’il y a une abondance monétaire et qu’il faut réduire le stock de monnaie. L’inflation, si elle coïncide avec le sous-emploi massif, indique plutôt que le stock existant a été mal géré, il a été orienté vers les biens que le pays ne produit pas ou qu’il ne produit pas assez. »

Dr Pouemi a surtout pourfendu la thèse libérale selon laquelle les préalables d’un secteur productif agricole et industriel doivent dicter le lancement d’une monnaie nationale. C’est actuellement ce que soutiennent nos économistes. Il a démontré le contraire en montrant que c’est justement à la monnaie que revient le rôle de créer l’agriculture et l’industrie à partir du crédit. C’est donc la monnaie qui fait production et non l’inverse.

Nous comprenons donc l’angoisse de nos économistes à aborder la sortie du FCFA. Pour eux nos pays n’ont ni agriculture ni industries solides et de ce fait une nouvelle monnaie ne trouverait rien à exporter pour se procurer des devises et pourrait rapidement se dévaluer.

Toutes ces préoccupations résultent d’idées fausses enseignées par les écoles libérales d’économie. En effet une monnaie nationale n’a pas pour première vocation d’exporter, accumuler des devises et se préoccuper d’un équilibre avec les monnaies étrangères. La fonction essentielle de la monnaie est de financer la production intérieure et instrumentaliser les échanges internes. La monnaie nationale est au service de l’économie nationale et des besoins des populations. C’est la satisfaction préalables des besoins nationaux qui créé des opportunités pour l’exportation qui apportera en retour des devises. Aussi, le compte d’opérations du FCFA logé à Paris qui fait tant fantasmer les débatteurs n’est pas le vrai problème du FCFA. Pour des pays qui exportent très peu au regard de leurs immenses potentiels, le circuit emprunté par leurs recettes d’exportation importe peu par rapport aux problématiques de développement de la production agricole et industrielle. La France capte certainement nos devises à travers ce compte d’opérations. Mais la loger dans nos pays ne nous avancerait pas à grand-chose tant que le pouvoir de création monétaire ne nous revient pas souverainement et surtout, tant que le dispositif de distribution du crédit à l’économie ne se structure pas comme il se doit.

J’ai maintes fois proposé dans mes cours à l’université et au cours de mes conférences publiques, le schéma ci-dessous pour promouvoir une monnaie nationale.

DISPOSITIF INSTITUTIONNEL POUR REUSSIR UNE NOUVELLE MONNAIE NATIONALE

C’est dans le cycle de création et de destruction de monnaie entre la banque centrale et les entreprises et les ménages par le biais des banques commerciales que réside toute la magie de création de richesse et de promotion du développement économique et social.

Aussi, battre monnaie n’est pas le vrai problème. Le problème c’est trouver des utilisateurs pour la monnaie et tisser des circuits pour sa distribution universelle aux ménages et aux entreprises.

En analysant l’expérience des pays africains qui ont leurs monnaies nationales depuis des décennies mais qui n’ont pas pu réussir le décollage économique, on peut soupçonner le fait que leur banques centrales n’eurent pas été au centre de leur rôle et qu’au contraire elles ont demeuré à sa périphérie, car isolées des entreprises et des ménages par des enseignes étrangères de banques commerciales dont la mission n’étaient pas de distribuer de la monnaie pour développer les pays, mais de vendre des services financiers, sans risques et en visant le maximum de profit.

Mais ce qui manque plus encore c’est la masse critique d’acteurs économiques de taille importante pour animer les grands secteurs productifs que sont l’énergie, l’agriculture, les mines et les industries, alors qu’ils sont potentiellement les principaux demandeurs de crédit. Les pays manquent donc d’acteurs économiques puissants qui demanderaient des milliards et des milliards aux banques pour leurs projets. La petite demande de crédit de la part des ménages et des petits commerçants importateurs ne suffit pas à fortifier une monnaie nationale et lui faire jouer son rôle de développeur.

Pour nous résumer, il faut entourer la banque centrale de banques commerciales publiques inconditionnellement alignées à la politique nationale de promotion du crédit. Manifestement, les banques commerciales étrangères qui tiennent le secteur financier jouent contre nos économies nationales, en refusant systématiquement le crédit aux secteurs productifs et en favorisant les importations de biens. Il faut ensuite que nos Etats créent de grandes entreprises publiques dans tous les secteurs productifs, non seulement pour produire mais pour impulser une demande quotidienne de crédit qui fortifiera la monnaie nationale, car la monnaie est une denrée qui s’apprécie par la demande.

En cela, à mon humble avis, toute monnaie nationale doit avoir ce minium de dispositif :

Pour les banques :

• Une banque centrale ;
• Des banques agricoles publiques à envergure départementale, chaque département du pays devant avoir sa propre banque à lui ;
• Des banques de promotion familiale à envergure départementale pour le crédit aux ménages, chaque département du pays devant avoir sa propre banque à lui ;
• Des banques de crédit à la micro et petite entreprise à envergure départementale, chaque département du pays devant avoir sa propre banque à lui ;
• Des banques publiques de l’habitat à envergure départementale, chaque département du pays devant avoir sa propre banque à lui ;
• Une banque publiques pour l’industrie ;
• Trois banques pour le commerce ;
• Deux banques publiques pour le secteur des services (industries créatives et culturelles, transports, éducation, santé, tourisme, etc.).

Pour les entreprises publiques :

• Un pays de la taille et du potentiel économique du Niger doit créer au moins 300 grandes entreprises publiques pour prendre en main et structurer les grands secteurs productifs.

Pour les entreprise privées :

• Un pays de la taille et du potentiel économique du Niger doit promouvoir un secteur privé stratégique d’au moins 10 mille entreprises pour créer de la valeur autour des activités des entreprises publiques. L’Etat pourrait les accompagner de différentes façons qui pourraient faire l’objet d’un développement au hasard de nos débats.

Voilà résumé ci-dessus ce qui pourrait faire marcher honorablement et durablement une monnaie nationale. Nos pays en Afrique n’ont créé que des banques commerciales isolées et donc fragiles, en face de banques commerciales étrangères qui ne coopèrent avec elles dans le strict sens de la gestion monétaire.

Tous les trois pays de l'AES ont le potentiel agricole, énergétique et minier pour mettre en place ce dispositif structurant pour promouvoir trois monnaies nationales.

Mais nos opinions ont été dressées contre le retour de l’Etat aux affaires. Depuis les ajustements structurels du FMI nos Etats ne créent pratiquement plus d’entreprises. Mais que les libéraux qui ont horreur d’entendre l’Etat créer des entreprises apprennent que l’Egypte sous Sissi en a créé dix mille pour restructurer l’économie.

TROIS MONNAIES NATIONALES POUR L’AES

Je parle bien de trois monnaies nationales, car une monnaie n’a d’efficacité que dans une vocation nationale. C’est un débat qui mérite d’être lancé pour mettre les points sur les i à ceux qui veulent voir l’AES à ce stade de confédération, adopter une monnaie commune. En effet, au regard des besoins en financement du seul relèvement post-terrorisme, il parait impossible d’accorder le violon entre trois pays.

Je m’explique.

Tous les terroirs dépeuplés par le terrorisme ont besoin de voir leurs populations se réinstaller, les terroristes reconvertis, le cheptel reconstitué, la production agricole remise sur les rails avec de nouvelles ambitions de modernisation, les foires hebdomadaires réanimées, les écoles et les structures de santé reconstruites et repeuplées d’enfants joyeux, les routes et l’électricité enfin parvenues dans les contrées.

Aucun des budgets nationaux des trois pays de l’AES ne peut faire face aux seuls besoins du relèvement social. Et pourtant c’est une exigence de première priorité pour définitivement tourner la page du terrorisme. A cela il faut ajouter les besoins de financement de l’agriculture et de l’industrie. Selon mon humble estimation, la transformation de l’agriculture au Niger demanderait l’équivalent FCFA de plus de 20 mille milliards en 15 ans. Le développement industriel et la construction d’infrastructures imposent des défis financiers de même taille.

Il n’y a qu’une monnaie nationale souveraine entre les mains d’un seul gouvernement et gérée par une seule banque centrale pour relever ces défis complexes de création et de destruction de monnaie en volumes gigantesques. Je parle bien-sûr d’une monnaie souveraine attelée au développement économique. Mais si nous voulons créer un autre FCFA sous un nouveau nom, on peut aller à trois pays. Gardons en tout cas en tête que le monde n’a connu que deux monnaies communes qui ont toutes les deux échoué, à savoir l’Euro et le FCFA. Les jours de l’Euro sont comptés. Ceux du FCFA le sont aussi, pourvu que l’AES ne le ressuscite pas sous une autre forme.

Il est impossible pour les trois pays de l’AES de s’accorder sur une monnaie naissante entourée de défis techniques, économiques et sociaux tous plus lourds les uns que les autres. Une fédération AES pourrait le faire, mais très difficilement encore une fois, car elle aurait l’avantage de centraliser la gestion. Prenons donc garde à ouvrir un chapitre de notre fragile coopération qui pourrait mettre en péril les acquis du chemin parcouru. Les trois pays doivent mettre en place leurs propres monnaies et en tirer une expérience qui pourrait servir à la création d’une monnaie unique le jour où l’union fédérale sera opportune. Entre-temps les trois monnaies nationales auront une plateforme commune pour se soutenir entre elles. Dr Pouemi conseillait globalement aux pays africains les formules suivantes :

• « Il est souhaitable, il est nécessaire que ceux des pays qui s’efforcent de libérer l’Afrique en construisant les unions économiques fixent une fois pour toutes les taux de change entre leurs monnaies. Une telle décision, simple, facile à prendre, donnerait aux regroupements régionaux plus de chances de succès…»
• « La zone monétaire telle que nous l’entendons est, en résumé, un espace composé de pays politiquement libres, chacun avec sa propre monnaie, mais liés par des taux de change fixes et la liberté de circulation de capitaux et, éventuellement, par la mise en commun des réserves extérieures. »

A mon avis les pays de l’AES doivent individuellement faire la preuve de leur capacité à promouvoir une monnaie dans ces moments critiques qu’ils vivent en l’attelant aux missions spécifiques qui lui sont assignées, notamment le relèvement social, le développement agricole et le développement industriel. C’est quand ils auront réussi ce test qu’ils peuvent logiquement prétendre à mettre leurs efforts en commun pour lancer une union monétaire sous régime fédéral.

Mais faut-il déjà que les doctrines économiques des trois pays s’harmonisent. Le Burkina Faso fait de timides pas vers une stratégie étatique en implantant des industries publiques. Au Mali et au Niger l’Etat confisque des actifs miniers à des entreprises étrangères indélicates. Au-delà des mesures pour sanctionner des entorses aux conventions minières, les pays doivent se concerter pour engager ensemble et d’un même pas résolu la nationalisation totale du secteur minier et pétrolier. C’est ce pas qui, outre les avancées notables sur les champs militaire et diplomatique, donnera la preuve qu’on marche avec le même état d’esprit et qu’on peut défier coude à coude le capital international en lui retirant des mains nos richesses.

LA TAILLE DU MARCHE N’EST PAS UN ARGUMENT POUR UNE MONNAIE NATIONALE

J’ai réfuté l’argument selon lequel un marché AES de plus de 80 millions de consommateurs serait l’un des grands atouts pour une monnaie commune. L’argument ne tient pas, premièrement du fait que les trois pays ont la même base économique faite de produits agricoles et miniers qu’ils n’ont pratiquement jamais échangé entre eux, les débouchés étant sur la côte et à l’international.

Deuxièmement, de par le monde, la taille du marché national n’a pas particulièrement été utile à l’efficacité d’une monnaie. Le Nigeria et la RDC, deux pays très peuplés, peuvent nous en donner la leçon. Et au contraire, la taille réduite du marché intérieur ne peut empêcher un pays de battre monnaie souveraine. Tenez, l’Eswatini (ex-Swaziland), avec ses 1,192 millions d’habitants, possède sa monnaie nationale qui est le Lilangeni. Le Lesotho, avec ses 2,281 millions d’habitants bat souverainement monnaie avec son Loti. Et la particularité géographique de ses deux minuscules pays est qu’ils sont tous deux totalement enclavés dans l’Afrique du sud, sans un kilomètre de façade maritime pour l’un et l’autre. Ils n’ont pourtant pas eu besoin de faire une union monétaire avec la plus grande nation industrialisée d’Afrique. La petite Gambie n’a pas non plus l’air de se plaindre de son Dalasi.

Le Burundi et le Rwanda avec respectivement 13,2 et 14 millions d’habitants furent depuis les années 1970 des pays économiquement stables de par des monnaies nationales bien gérées. Avant et avec Paul Kagame, le Rwanda a toujours brillé par sa bonne gestion de la monnaie, par des investissements dans les capacités productives et le crédit aux agriculteurs pour booster la production de café.

Que ceux qui évoquent la taille d’un marché de 80 millions d’habitants pour une monnaie commune de l’AES fassent profil bas avec cet argument de quatre sous.

S’agissant des grands pays peuplés, le système américain de monnaie et de crédit souverains repose sur des subventions fédérales pour soutenir les industries naissantes et du crédit facile aux acteurs économiques et aux ménages. Peut-on vraiment parler de libéralisme dans ce système ?

Les banques qui opèrent en Chine sont exclusivement des banques d'État. La Banque centrale fixe le taux de change du yuan est décidé. Ce système a stimulé la croissance économique et a permis de faire de la Chine la première puissance économique du monde. En outre les banques nationales chinoises ont financé avec succès l'émergence de centaines de milliers de petites entreprises compétitives, privées et publiques.

L’efficacité d’une monnaie est donc moins dans la taille du marché national que dans les missions qu’on lui donne. Et dans tous les cas, le soutien public aux acteurs économiques par la monnaie est une constante.

MISE EN GARDE A NOS EXPERTS NATIONAUX CHARGES DE REFLECHIR SUR LA REFORME MONETAIRE

Je ne doute point de la volonté de nos trois Chefs d’Etat à nous sortir de la servitude monétaire. Mais ce sont des militaires et des hommes de terrain rompus aux armes et aux techniques de survie. Les subtilités sur la monnaie ne peuvent être leur tasse de thé. Je m’adresse donc aux experts nationaux commis sur la problématique en les mettant en garde contre la reproduction mécanique du modèle monétaire libéral que nous cherchons à abandonner. Individuellement ou à trois, nos pays attendent une monnaie ou des monnaies souverainistes attelées au développement.

Le rôle d’une monnaie souverainiste est de distribuer massivement le crédit aux acteurs économiques et aux ménages en veillant à intégrer les secteurs d’activités les uns aux autres. Pour distribuer le crédit il faut des banques commerciales nationales de proximité pour les populations et des entreprises. Et pour lier les secteurs d’activité les uns aux autres il faut de grandes entreprises publiques qui fonctionnent ensemble sur les chaines de valeur nationales pour demander de la monnaie et la soutenir.

Il ne suffit donc pas de créer une banque centrale. La monnaie n’est rien par elle-même sans le dispositif d’institutions financières et d’entreprises publiques qui la promeuvent.

Par Ali ZADA
Expert en politiques ;
Enseignant à Swiss Umef University de Niamey.