DÉCRYPTAGE / Voir au-delà des sujets symboliques : voilà ce à quoi appelle Amadou Ange Chékaraou Barou à la suite du sommet Afrique-France de Montpellier
Plus de dix jours après la tenue du sommet Afrique- France de Montpellier, les débats autour de la refondation des relations entre l’Hexagone et le continent sont loin d’être terminés. Bien au contraire. L’événement en lui-même, la teneur des échanges et les pistes évoqués ont reçu de nombreux échos au sein des populations, de la société civile ou encore des acteurs économiques. Amadou Chékaraou Barou, administrateur d’une société de conseils et logistique, bouillonne ce vendredi soir. Le regard fixé sur l’écran de son téléphone, ce Nigérien, rencontré dans les allées de l’Arena de Montpellier, est, comme beaucoup de participants ayant fait le déplacement, resté sur sa faim. Pourtant ce sommet se voulait le point de départ d’un changement de perspectives dans les relations entre la France et l’Afrique. De quoi se poser la question de savoir ce qu’il faut retenir finalement de ce sommet. Autre question : quelle suite attendre sur le terrain du développement et du monde des entreprises ? Amadou Chékaraou Barou dit « Ange » a partagé avec Le Point Afrique son point de vue.
Le Point Afrique : Que vous inspirent les propositions faites lors du sommet Afrique- France de Montpellier ?
Amadou Chékaraou Barou : J’aurais aimé des discussions plus ouvertes sur des sujets qui parlent réellement aux Africains « lucides ». Les débats en plénière avec M. Macron se sont embourbés sur des questions de forme et ont occulté les sujets réels, tels l’impact de l’aide publique au développement, le financement des projets agricoles, l’industrialisation du continent, le climat, l’éducation, la dette, le blanchiment des détournements des deniers publics africains, le rôle des grandes entreprises françaises en Afrique, l’appui au développement des infrastructures africaines et l’interconnexion des pays, la gestion des effets de la pandémie du Covid-19 ! Au lieu de cela, nous nous sommes enlisés dans une cacophonie sur des sujets comme l’appellation de l’AFD. Et c’est dommage !
{xtypo_quote} Qu’avez-vous pensé tant sur la forme que sur le fond de la teneur des échanges entre le président français et les onze jeunes invités sur scène ? {/xtypo_quote}
D’abord sur la forme, le choix des intervenants ainsi que les sujets abordés montrent clairement qu’on a voulu occulter les sujets techniques en dehors de la question du franc CFA qui, pour moi, a été vaguement effleurée. Les organisateurs ont voulu donner la parole à ceux qui crient le plus fort sur les réseaux sociaux du continent. C’est un choix, je le respecte. Mais je pense qu’ils auraient dû mixer plusieurs profils de personnes (des syndicalistes du secteur public et privé africain, des personnalités libres qui pèsent dans les opinions publiques africaines…) qui allaient être très concrètes et ne pas s’arrêter sur des sujets qui ont surtout une valeur émotionnelle ou symbolique.
Sur le fond, je trouve que ces débats en plénière nous ont montré qu’il y a encore du travail à faire sur l’ensemble des sujets non abordés. Quelles ont été, selon vous, les limites de l’exercice ?
J’ai trouvé plusieurs limites à ce format. La première est d’ordre organisationnel. J’aurais aimé que M. Macron invite au moins cinq présidents africains issus de pays modèles en matière de gouvernance politique et économique et qu’ils participent au débat avec lui. La seconde limite est l’absence de certains contradicteurs constants de M. Macron et de la politique française en Afrique, tels que Kémi Séba qui pourrait parler du franc CFA ou Nathalie Yamb sur la politique générale de la France en Afrique subsaharienne, même si je ne suis pas du tout d’accord avec leurs opinions arrêtées et tranchées sur nos relations avec la France.La troisième limite, et je pense que c’est la plus importante, porte sur le suivi des recommandations faites et leur mise en place. En plus, personne ne peut présager de la réaction des gouvernements africains par rapport à la mise en place de ce fameux fonds pour la démocratie, dont personne ne connaît ni les contours ni les échéances de sa mise en place, encore moins les modalités par lesquelles on y accède. J’ai peur que ce fonds ne soit une fabrique à populistes ou un instrument qui va perpétuer l’esprit d’assistanat dont nous, jeunes Africains, ne voulons pas. À la place ou à côté de ce fonds, je propose à M. Macron de créer un fonds qui permettra aux Africains d’accéder aux crédits ou aux financements de projets porteurs d’emplois et de richesses. Cela permettra de régler quantité de problèmes sur le continent. Il existe des instruments français destinés à ces questions- là, mais je trouve qu’ils manquent d’efficacité et d’ampleur.
Un grand nombre parle de la nécessité de changer de paradigme avec l’Afrique, en particulier sur l’aide au développement. Comment et sur quels points vous paraîtil pertinent de le faire ?
Je pense que l’aide de la France ne doit pas changer de paradigmes uniquement sur la forme. Apparemment, c’est le chemin que cela prend avec l’annonce du changement de nom de l’Agence française de développement (AFD). Beaucoup de pays ont besoin d’aide. La France doit continuer son aide humanitaire via les organisations non gouvernementales et les organismes de l’ONU, car l’Afrique est un foyer de conflits importants (RDC, Sahel, Somalie et Mozambique). Les populations de ces zones en guerre ont besoin d’aide humanitaire. Par contre, l’aide publique au développement doit être revue et corrigée, notamment sur ses cibles. Elle ne doit pas cibler uniquement les ONG locales et les gouvernements. Elle doit permettre aussi le financement des acteurs économiques privés. Je sais que l’AFD le fait via Proparco, mais elle ne touche pas une masse critique de projets sérieux portés par des jeunes qui rêvent de créer et d’entreprendre des choses à une petite échelle. Il y a de jeunes entrepreneurs africains qui ont des besoins de financement ou des garanties sur des petits projets porteurs. Ces personnes, au vu de la taille de leur projet, ne sont pas touchées par les mécanismes de financement standards. Elles sont obligées de se tourner vers les banques privées qui, en Afrique, ne financent jamais de projets pareils ou alors les garanties demandées sont hors de portée pour ces promoteurs. Pour l’aide publique au développement, il faut que nos gouvernements assurent une bonne gouvernance dans la gestion de celle-ci pour que son impact soit ressenti. Nous ne pouvons pas éternellement attaquer la France et la rendre coupable de notre sous-développement du fait de son mécanisme d’aide. Si nos pays, depuis les indépendances, avaient bien géré les maigres ressources dont nous disposions et avec la faible démographie de l’époque, l’Afrique se porterait mieux aujourd’hui et sortirait peut-être du cycle infernal de « l’éternel assisté ». La France a aussi été aidée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais elle a pu échapper au luxe dangereux de la dette et de l’assistance américaine pour tracer sa propre voie. C’est ce cap qui nous avait manqué dans les années 1970 et 1980. Au lieu de cela, le continent s’est embourbé dans le cycle morbide des coups d’État et des guerres civiles.
D’aucuns mettent en avant une dégradation de l’image de la France. Selon vous, cela est-il réel ?
Quelles conséquences cela a-t-il sur les rapports d’affaires entre les entreprises françaises et africaines ? Je ne pense pas que ce soit un obstacle à gérer. Je pense qu’il y a une petite opinion africaine des villes manipulée par quelques extrémistes et inondée par les fake news de toutes parts qui s’agitent sur la prétendue « recolonisation » de l’Afrique par la France. C’est tellement excessif que c’est ridicule. Mais ces gens tapis souvent dans les grandes villes, capitales de nos pays, et qui n’ont jamais mis les pieds dans ces zones où la « France volerait notre pétrole et notre or » sont ceux qui parlent le plus fort, et cela fait écho auprès d’une jeunesse africaine qui cherche un coupable pour tous ses maux. Le travail à faire des deux côtés doit consister en une relation transparente et une communication saine à propos des relations Afrique-France.
Il a beaucoup été question du Sahel. Comment les États concernés et la France peuvent-ils rendre plus accessibles les termes du débat autour de l’engagement français dans la sous-région ?
Je pense que ce débat a été pris en otage par des populistes d’un côté comme de l’autre. Il est indéniable que certains Africains ont des raisons légitimes de se poser des questions sur l’efficacité de la présence militaire française dans nos pays au vu de la dégradation du climat sécuritaire. Il est aussi légitime pour beaucoup de Français qui apprennent souvent que leurs soldats sont tombés au Mali alors qu’ils ne savent même pas où se trouve ce pays. J’invite à la sérénité, car la question du terrorisme est une question qui concerne tout le monde.
Sans l’intervention française de 2013, le Mali serait sous la coupe des groupes terroristes. En même temps, il faut reconnaître que la France est intervenue pour préserver la paix et la sécurité internationale, car l’effondrement du Mali n’est bon pour personne. Maintenant, les autorités maliennes doivent assumer leur responsabilité en allant vers une sortie démocratique de la transition et que les nouvelles autorités élues engagent un dialogue politique afin de trouver une issue, car le problème du Mali est avant tout politique. La France a sa part de responsabilité dans l’effondrement du Mali puisque c’est vrai que la chute du guide libyen a été quand même un des éléments majeurs dans cette crise, même si cela ne peut être une raison pour les autorités maliennes de mettre tout sur le dos de la France. Si l’État malien était présent dans sa partie nord avec des routes, des points d’eau, des services vétérinaires, un vrai dialogue entre communautés, de la justice et des services sociaux de base, le choc de l’effondrement libyen allait être amorti, du moins atténué.
Le Niger est régulièrement salué pour ses efforts dans son chemin vers la démocratie. Quel est votre regard en tant qu’analyste vigilant et entrepreneur ? Quels efforts doivent être poursuivis et comment faire pour éviter de retourner en arrière ?
Le Niger est sur le bon chemin et je pense que l’unanimité s’est faite sur ce point. L’ancien président de la République Issoufou Mahamadou, qui vient de terminer ses deux mandats constitutionnels, a tenu une promesse difficilement ou rarement tenue dans cette partie du monde, celle de se retirer après deux mandats. Il a réussi, malgré l’environnement régional compliqué, à assurer au Niger une gouvernance de qualité qui a permis au pays, malgré tous les voyants rouges, de progresser et d’être aujourd’hui une exception dans la région. Le nouveau président, Bazoum Mohamed, qui a pris les rênes du pouvoir en avril dernier, booste le pays sur des chantiers vitaux, comme l’éducation (surtout des jeunes filles), le développement du monde rural, l’énergie et la sécurisation de nos frontières et des populations. Je pense que le Niger est sur le bon chemin et les axes prioritaires du gouvernement actuel seront la clé de l’avenir du pays demain.
Que diriez-vous aujourd’hui de l’état de la résistance au terrorisme islamiste dans le Sahel, notamment au Niger ?
Je suis bluffé par le courage et l’héroïsme de nos forces de défense et de sécurité auxquelles je rends un hommage appuyé. Elles sont jour et nuit confrontées aux potentielles attaques asymétriques des terroristes. Malgré tout, elles tiennent bon et lorsqu’on sait que ce sont des jeunes au Mali, au Burkina, au Niger qui risquent leur vie pour notre sécurité, on a de vraies raisons d’être fiers d’eux. L’avenir de l’Afrique appartient à sa brave jeunesse. Enfin, les populations des zones de conflits doivent aussi être saluées pour leur résilience et leur courage face à ces épreuves.
Faut-il s’attendre à un avant et un après dans les relations entre l’Afrique et la France à l’issue de la rencontre, mais aussi de la publication du rapport Mbembe ?
Je ne crois pas qu’il y ait un avant ni même un après-sommet. Je ne crois pas que ce sommet va tout résoudre. J’ai une seule certitude, les jeunes Français et Africains n’ont pas la même mentalité que leurs aînés. Et j’ai confiance en eux pour réinventer une nouvelle relation en dehors du cadre d’un sommet. Cela se fera si la France multiplie les programmes de bourses et d’échanges académiques pour les étudiants et les universitaires africains. Je propose à M. Macron de prévoir un programme de bourse destiné chaque année à une centaine de jeunes par pays dans les meilleures écoles françaises, la promesse que ces jeunes ne seront pas retenus ici et que ces jeunes signent un « contrat d’engagement de retour au pays » à la fin de leur formation. Il y a déjà des bourses et des échanges universitaires et de recherche, mais cela est très limité et manque d‘ampleur.
Vos activités se situent entre le conseil et la logistique. Où en est l’Afrique dans le concert mondial des chaînes d’approvisionnement ?
L’Afrique importe énormément et c’est un grand marché d’avenir pour beaucoup d’autres grandes économies, notamment la Chine. Elle a une place de choix, mais doit fournir de multiples efforts afin de créer les conditions de la transformation de ses matières premières et peser sur l’économie mondiale. Elle ne doit pas être qu’exportatrice de matières premières. En tout cas, même si le marché mondial lui a assigné ce rôle, elle doit en sortir et développer la transformation pour équilibrer les flux logistiques en export.
La logistique est en plein essor en Afrique. Quelle en est l’explication ?
La logistique a toujours été en plein essor en Afrique. Mais, aujourd’hui, je pense que la pandémie de Covid-19 a permis à ce secteur de se développer du fait de la réduction des mouvements humains. C’est aussi, il faut le rappeler, un secteur qui n’a pas été fondamentalement impacté par les mesures prises dans le cadre de la gestion des frontières entre pays.
La pandémie peut-elle ouvrir des opportunités pour le continent africain dans ce domaine concurrentiel, en particulier à l’aune de la Zlecaf ?
Je pense que l’Afrique a sa carte à jouer. Il y a énormément de projets dans beaucoup de pays qui vont bientôt démarrer et cela va accroître ce secteur dans les années à venir. La seule chose est que nos infrastructures doivent être améliorées pour que cela soit bénéfique à nos pays. Enfin, la Zlecaf permettra une explosion des échanges intra-africains et c’est le rêve que nous, qui sommes dans le privé, caressons depuis longtemps.
Propos recueillis par Viviane Forson