Les intellectuels dans les partis politiques : par Youssouf MAYAKI
LES INTELLECTUELS DANS LES PARTIS POLITIQUES
Par
Youssouf MAYAKI
Economiste et Homme politique
* L’auteur est Professeur de Sciences économiques, Haut Fonctionnaire des Finances, Administrateur Civil de classe exceptionnelle à la retraite, Ancien Cadre-Dirigeant du PNDS-Tarayya (Délégué du Parti à la Conférence Nationale Souveraine et membre du Comité de Réflexion stratégique), Ancien Membre du Bureau politique du CDS-Rahama, Consultant-Chercheur indépendant.
« C’est quand la mer se retire
qu’on découvre qui se baignait nu »
Warren Buffet
(Obasanjo, 2017 : ix)
Après trois décennies de démocratie jalonnées de coups d’état ‘devenus de plus en plus destructeurs et déstabilisants’ pour reprendre une expression du Président Olusegun Obasanjo, suivis de transitions plus ou moins réussies, le multipartisme a pris racine au Niger. Mais, le développement économique gage d’amélioration durable de bien-être balbutie et le peuple nigérien fatigué du ‘dernier tango à …..Niamey’ ; un pas en avant deux pas en arrière, attend toujours le ‘grand bond avant’. Seuls les partis politiques demeurent une réalité palpable de notre société quelque soit la situation socio-politique du pays. Ils sont les interlocuteurs incontournables et parfois privilégiés des autorités de transition et des organisations internationales qui veillent à ce que ce monde soit géré selon les normes et valeurs des pays développés auprès desquels nous sollicitons aides et appuis divers malgré nos richesses du sous-sol. Souvent accusés de chercher à noyauter ou instrumentaliser les autres structures de la société civile et les syndicats, les partis politiques ont toujours su taire leurs divergences et aplanir la méfiance de cette même société civile lorsque la démocratie est en danger explicitement (coup d’état) ou implicitement (tazartché). A ce moment, ils savent se mettre en phase avec le ‘reste du pays’ pour sauver l’essentiel : le retour à la démocratie dans les plus brefs délais. Sans forcément chercher les remèdes à cette instabilité récurrente !
Au Niger, les gouvernements passent, les régimes trépassent, les républiques se fracassent sur les écueils de l’inconséquence de la classe politique et la démission de l’intelligentsia mais les partis politiques sont toujours là ! Cette permanence doit interpeller tout un chacun sur le rôle de ces acteurs majeurs dans le processus démocratique, la paix et la sécurité, la consolidation de l’unité nationale et le développement économique de la nation en rapport avec un personnage qui se distingue par sa capacité à cerner les problèmes d’une communauté et trouver des solutions pertinentes et acceptables ; à savoir l’intellectuel défini ainsi : « Dans le contexte nigérien, on peut de prime abord dire qu’il s’agit généralement d’un individu reconnu comme détenteur d’un haut niveau de culture et dont le statut, la connaissance et l’expertise dans le champ scientifique ou culturel peuvent être mobilisés à des fins plurielles dans l’espace public ou privé » (Adji, 2016 :230). La préoccupation est trop sérieuse pour être laissée aux seuls spécialistes !
En d’autres termes, les partis politiques peuvent-ils anticiper et sont-ils prêts à faire face à de nouvelles turbulences dans le processus de démocratisation, afin de stabiliser celui-ci ? Sont-ils capables de relever le défi du développement du pays ou même d’une croissance extravertie ? Assurer une redistribution équitable et une allocation optimale des revenus substantiels grâce à une meilleure exploitation de nos ressources naturelles. C’est de leur capacité à prendre en charge ces attentes que les dirigeants des partis politiques doivent être jugés ; un principe élémentaire en sciences économiques statuant que seul est responsable d’une situation celui qui a la décision donc la capacité à modifier les comportements des uns et des autres par des incitations appropriées ou la coercition. Cette capacité dépendra de la nature des relations que les partis politiques entretiennent avec les intellectuels notamment le sort qu’il leur est réservé à l’interne et l’exploitation qu’ils font de leur production scientifique et artistique (notamment la musique qui annonce les grands bouleversements sociaux) pour élaborer des programmes de campagne pertinents pour le pays, en déduire des politiques économiques adéquates et affiner leurs stratégies.
Vaste questionnement qui ne peut être appréhendé dans le cadre de cette publication. Aussi, l’examen du sort réservé aux intellectuels dans les partis politiques peut nous donner des indications quant à la réponse à cette problématique un peu comme la méthode des variables proxy en économétrie. Alors, quel est ce sort réservé aux intellectuels nigériens dans les partis politiques nigériens ? Je répondrai sur la base de mon expérience en tant qu’homme politique et non ‘animal politique’ qui ambitionne légitimement d’être reconnu un jour comme homme d’Etat et pas seulement comme un ‘cadre techniquement compétent et politiquement engagé‘. Bien qu’ayant été de tous les combats pour l’avènement, la restauration et la défense de la démocratie, ayant élaboré des programmes de partis et même de gouvernement dans les moments les plus difficiles et les plus incertains, et finalement malgré une participation effective sur le terrain au cours de toutes les campagnes électorales décisives avec des résultats probants, j’ai toujours été ‘oublié’ pour ne pas dire ‘trahi’ en cas de victoire lorsque vient le moment de la distribution des rôles ou plus prosaïquement ‘le partage’ des postes politiques notamment ministériels (y compris la primature) auxquels je pourrai légitimement aspirer sans forfanterie même dans les pays les plus puissants du monde. Comme si on voulait envoyer ce message clair à tous les intellectuels nigériens : ne vous mêlez pas de politique ! Alors que le Président Kountché, chef de la junte qui a dirigé le Niger de 1974 à 1987 invitait les intellectuels à faire de la politique ou du moins à éviter l’apolitisme en ces termes : « Je ne vous incite par conséquent ni à l’apolitisme, ni à l’indifférence, ni à la neutralité du spectateur amusé ou de l’intellectuel suffisant qui écrase d’un dédain universel tout ce qui l’entoure. Mais comme nous ne voudrions pas d’intellectuels martyrs, nous refuserons les intellectuels mandarins, prêts à s’organiser en coteries, prompts à dénigrer tout ce qui n’est pas conforme à leurs idées……» (Maïdoka, 2016 : 201). Quel paradoxe ?
Tout observateur avisé du fonctionnement interne des partis politiques au Niger sait que le chef est obsédé par la loyauté envers sa personne et non envers un programme, une idéologie à plus forte raison envers le peuple dont on sollicite le suffrage et pour le compte duquel on affirme vouloir exercer le pouvoir. Son comportement n’est pas celui d’un homme politique porteur de projets et habité par une vision quasi messianique de servir le pays et le peuple. L’ambiance qui en découle explique, en partie, la répulsion que les partis politiques inspirent aux intellectuels. Ceux qui s’aventurent sont systématiquement et sournoisement écartés du fonctionnement interne du parti et surtout dès l’accession au pouvoir avec la complicité du chef du parti si ce n’est pas lui qui est à la manœuvre ! Faut-il croire à cette assertion d’un ancien Premier Ministre canadien Jean Chrétien : «en politique les ennemis se trouvent dans votre propre camp ; ceux d’en face sont des adversaires » ?
La liste est longue des actes de provocation et des actions pour déstabiliser, isoler, fragiliser et ‘neutraliser’ tout intellectuel dans sa formation politique :
- Faire courir le bruit qu’il n’a pas de base donc pas de légitimité
- Susciter des frondes récurrentes dans son fief pour ne pas être un baron
- Entraver par tous les moyens la légalisation de sa légitimation par les urnes
- Organiser son isolement dans les instances dirigeantes du parti si par chance il y accède
- Ignorer sa production intellectuelle au lieu de s’en servir pour rehausser le prestige du parti
- Le maintenir dans une ignorance des affaires internes du parti pour avoir toujours l’air dépassé donc pas intéressant
- Distiller la rumeur qu’il ne s’investit pas totalement dans le combat politique sous-entendu qu’il est trop occupé ‘ailleurs’ pour être un bon militant
- Renverser les valeurs au sein du parti ; l’argent vient avant le savoir, le financement avant le programme, le commerçant avant l’intellectuel
- En cas de victoire, éviter de lui confier des responsabilités politiques notamment au gouvernement ou dans l’Administration territoriale.
- Ne jamais lui confier des missions à l’Etranger pour ne pas être connu et nouer des relations
- Eviter de l’appeler par ses titres académiques pour ne pas le valoriser auprès des militants
- Cultiver la méfiance entre lui, le chef du parti et ses courtisans
- Ne jamais soumettre sa candidature à des postes internationaux statutaires de prestige
- Ne jamais le solliciter pour une conférence
- Ne jamais le désigner pour un débat sur les médias notamment ceux télévisés pour ne pas être connu et reconnu
- Dénier à sa personne tout statut spécial et toute considération particulière découlant d’une expertise ou d’une connaissance spécifique puisque « le savoir est partout » (sic !) et en même temps affirmer hypocritement qu’il n’a pas besoin de nomination puisqu’il peut vivre de consultation
- Ne jamais le désigner chef de délégation lors des négociations avec les autres partis et parties
Le constat est là : aucun parti politique n’a ‘son intellectuel’ ou idéologue contrairement au reste du monde ou même au Niger à différentes époques de son histoire. Le PPN-RDA et le CMS avaient chacun ‘son intellectuel’, même la dernière transition militaire, qui n’est pas une référence, a désigné un des putchistes pour jouer ce rôle ! En l’absence d’intellectuels, le vide a été comblé par des militants de choc ; véritables ‘voix de son maître’. Le résultat est là : absence de débats de société sérieux et de résultats économiques tangibles contrairement au Mali où les débats télévisés sont d’une bonne facture et qui enregistre des performances appréciables dans la production agricole (coton) en dépit de la situation sécuritaire chaotique. Normal, au Mali ce sont les intellectuels qui font la politique et dirigent les partis mais l’on se demande à l’intérieur comme à l’étranger si réellement il existe des intellectuels au Niger. Dieu merci, l’excellent ouvrage collectif paru sous la direction du Professeur Kimba Idrissa a apporté une réponse magistrale à cette préoccupation.
Certains intellectuels ont voulu réformer leurs partis de l’intérieur sans succès, d’autres ont tout simplement claqué la porte pour créer leur propre parti avec des résultats plus ou moins confidentiels. Contribuant sans le vouloir à l’émiettement du paysage politique. Il est vrai que ce n’est pas là la principale cause. Il ne faut pas oublier tous ces politiciens qui cherchent à maximiser la rente du ralliement au second tour. Avec comme conséquence immédiate le gonflement inconsidéré de la taille du gouvernement. C’est le problème des marchés incomplets identifié par les économistes où tout le monde souffre d’un blocage mais personne ne bouge ! Dans ce cas, le modèle néoclassique suggère l’intervention de l’Etat pour débloquer la situation. Alors, à quand l’inscription, à l’instar de certains pays, de la limitation du nombre des partis et celui des membres du gouvernement dans la constitution ? Pour cela, et pour d’autres raisons, les intellectuels doivent s’impliquer en politique et prendre la direction des choses.
La situation des intellectuels au sein des partis politiques ne présage rien de bon quant au sort réservé à ceux formés par eux : les ‘cadres techniquement compétents et politiquement engagés’. Celui-ci n’est pas enviable. Inorganisés et très peu solidaires, les cadres ne constituent pas une force avec et sur laquelle il faut compter. C’est pour cela qu’ils ne sont associés à rien en tant que groupe de pression. Au contraire, dans une situation de confusion et d’amalgame où tous sont interchangeables (n’importe qui pouvant prétendre à n’importe quelle fonction), ils sont manipulés à outrance de telle sorte que chacun voit en l’autre non un camarade mais un concurrent redoutable dont il faut se méfier. N’ayant pas d’objectifs communs, les cadres vivent le drame du choc des ambitions personnelles et claniques habilement exploitées par le chef du parti.
Les nominations demeurent un enjeu majeur car elles permettent d’ « exister socialement » et de mener des activités politiques significatives sur une longue période. Max Gallo a certainement raison d’écrire que : « le vrai pouvoir est le pouvoir de nomination ». Or lorsqu’ils font la politique, les intellectuels nigériens ont tendance à négliger cet aspect considérant que c’est de l’opportunisme. C’est seulement après qu’ils se rendent compte être les dindons de la farce. Les autres camarades développent un trésor d’imagination et une énergie incommensurable pour être nommés et les plus avisés se positionnent dans les postes au sein du parti qui leur permettent de dire leur mot sur toutes les nominations et comme charité bien ordonnée commence par soi ….. ! Plus tard, devenus incontournables et toujours aux ‘postes juteux’, ils mettent les autres militants au service de leurs ambitions personnelles ; le parti devient un fonds de commerce. Pourtant, il est politiquement contreproductif et socialement irresponsable donc suicidaire à long terme pour un parti de cautionner le népotisme pratiqué au détriment des cadres ‘techniquement compétents et politiquement engagés’. Du reste, comment les partis politiques peuvent-ils prospérer (non proliférer) sans ce personnage appelé ‘public intellectual’ par les anglo-saxons que le philosophe Bourdieu définit ainsi : « quelqu’un qui engage dans un combat politique sa compétence et son autorité spécifiques, et les valeurs associées à l’exercice de sa profession comme les valeurs de vérité ou de désintéressement, ou, en d’autres termes, quelqu’un qui va sur le terrain de la politique mais sans abandonner ses compétences de chercheur » (Adji, 2016 :250) ?
Les populations nigériennes sont généralement très critiques vis-à-vis de la gouvernance économique et sociale lui attribuant les difficultés de la vie sans perspective d’amélioration du bien-être en l’absence d’industries pourvoyeuses d’emplois stables et durables et de transferts vers les couches fragiles de la société pour soutenir une demande domestique solvable seule capable de garantir une relance économique à court terme, une croissance à moyen terme et un développement à long terme sans subir aucun incident d’ « expérience économique désastreuse » (définie comme une contraction annuelle du PIB par habitant d’au moins dix pour cent). Le désamour est si grave entre ces populations et la classe politique issue de la conférence nationale que certaines composantes se rappellent avec nostalgie des régimes de parti unique et d’exception. Mais, personne ne fait le lien entre l’incapacité ou défaillance de cette classe politique et sa relation avec l’intelligentsia.
Pour conclure, allons plus loin et élargissons notre espace géographique et politique pour terminer sur une note optimiste car : « l’Afrique peut entrer en concurrence [avec le reste du monde] du point de vue de ses compétences, de son coût de main d’œuvre et de sa localisation mais ce sont souvent des cadres politiques médiocres qui font que les pays d’Afrique n’arrivent pas attirer des investissements pourtant bien nécessaires » (Obasanjo, 2017 :147)
Références
- Souley Adji ; Intellectuels, Crises politiques et Espace public au Niger (1976-1996) in Kimba Idrissa (ed) op cit
- Jacques Attali ; Bruits : Essai sur l’Economie politique de la Musique, PUF 1977
- Jean Chrétien ; Dans la Fosse aux Lions, Edition de l’Homme 1985
- Max Gallo ; Un Homme de Pouvoir, Fayard 2002
- Kimba Idrissa (sous la direction) ; Niger : Intellectuels, Etat et Société, CODESRIA 2016
- Edem Kodjo ; Demain l’Afrique, Stock 1985, Nei-CEDA 2015
- Aboubacar Maïdoka ; Les Intellectuels et l’Etat au Niger depuis l’Indépendance : opposition et participation…….in Kimba Idrissa (ed) op cit
- Olesugun Obansanjo et alii, L’Afrique en Marche : un Manuel pour la
Réussite économique, KAS 2017
Par Youssouf MAYAKI