L’ambassadeur Mamman Nuhu, Secrétaire exécutif de la CBLT, Chef de mission de la Force multinationale mixte : « Si nous arrivons à faire taire les armes, nous serons en mesure de régler les questions de développement ! »
Véritable mer intérieure et mère nourricière pour près de cinquante millions d’habitants répartis entre le Cameroun, le Niger, le Nigeria, le Tchad et la Centrafrique, le lac Tchad n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. Démographie, pauvreté, sécheresses, changement climatique, insécurités, faiblesse de la gouvernance, pandémie du COVID, etc, menacent de ravaler aujourd’hui cet espace vital pour des populations composées à majorité d’agriculteurs, d’éleveurs, de chasseurs et de pêcheurs. Loin de baisser les bras, les Etats membres riverains de cette précieuse ressource, réunis au sein d’une structure commune – la Commission du bassin du bassin du lac Tchad – tentent d’y faire face avec une détermination et un engagement qui forcent l’admiration. Entretien avec le premier responsable d’une organisation pour qui fraternité, complémentarité et solidarité ne constituent pas un vain mot !
Excellence Monsieur le Secrétaire Exécutif, vous séjournez à Niamey dans le cadre des activités de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT). Pouvez-vous nous expliquer les objectifs de cette rencontre de Niamey ?
Nous sommes de nouveau réunis dans cette belle capitale nigérienne dans le cadre de la Sixième réunion ordinaire du Comité régional de pilotage du PRESIBALT (Programme de réhabilitation et de renforcement de la résilience des systèmes socio-écologiques du bassin du lac Tchad). Sixième réunion du COPIL du PRESIBALT que nous avons bien voulu coupler avec la toute première réunion du Comité de pilotage du PARSEBALT (Programme d’appui à la réinsertion socio-économique des groupes vulnérables dans le bassin du lac Tchad), un tout nouveau programme, pour des raisons évidentes d’efficience et d’économie d’échelle, les deux programmes ayant pratiquement les mêmes membres statutaires.
Le PRESIBALT constitue l’un des programmes phares de la CBLT. Il est financé à hauteur de 64 milliards de francs CFA, par le groupe de la Banque africaine de développement et le Fonds mondial pour l’environnement. Il a été lancé en 2016, en pleine crise Boko Haram et concerne directement quatre de nos six pays membres : Cameroun, Niger, RCA, et Tchad. Il vise entre autres la réduction de la pauvreté des populations vivant des ressources du bassin du lac Tchad, à travers le renforcement de la résilience des systèmes socio-écologiques, la préservation des écosystèmes et la valorisation des principales productions. D’une durée de cinq ans, le PRESIBALT concerne directement plus de quinze millions de bénéficiaires (dont 52 % de femmes) vivant autour du lac Tchad. Intervenu en pleine crise sécuritaire, le programme a ainsi pâti de contraintes et de difficultés de tous ordres, résultant entre autres des exactions du groupe Boko Haram. Nonobstant ces difficultés qui ont émaillées sa mise en œuvre, le PRESIBALT a tout de même enregistré des résultats appréciables. Rien que pour le Niger, ce sont près de dix milliards qui ont été ou sont en train d’être investis sous forme de d’infrastructures socio-économiques telles que les salles de classes, les marchés, les points d’eau modernes, la formation ou le renforcement de capacités de certaines catégories socioprofessionnelles telles que les femmes et les jeunes.
Nous sommes donc réunis dans le cadre du Comité régional de pilotage du PRESIBALT pour la sixième et dernière année. Comme vous le savez aussi, les comités de pilotage constituent des cadres de référence où les différents membres statutaires se réunissent, mesurent les progrès accomplis, partagent des connaissances et des expériences, prennent connaissances des bonnes pratiques et des leçons apprises et repartent gonflés à bloc, afin de corriger les lacunes et de mieux faire. Le COPIL du PRESIBALT ne déroge point à cette règle.
Afin de faire d’une pierre, deux coups, nous avons jugé utile de coupler ce COPIL du PRESIBALT avec celui du tout nouveau programme PARSEBALT. Lequel vise l’amélioration des conditions de vie dans le bassin du Lac Tchad, par la réinsertion sociale et économique des populations les plus affectées par l’insécurité et les aléas climatiques dans la région, notamment à travers la lutte contre le chômage et l’oisiveté des jeunes, l’amélioration de l’offre de formation et son adéquation avec les besoins économiques locaux, la redynamisation des activités économiques dans la région, la promotion et l’accompagnement des groupements économiques des femmes et des jeunes et le renforcement des capacités de résilience et d’adaptation aux changements climatiques des populations, etc. Au-delà du PRESIBALT et du PARSEBALT, il est aussi judicieux et nécessaire de se retrouver de temps en temps dans les différents pays membres, pour échanger, recueillir les avis et les opinions de nos responsables et de nos populations parce qu’au bout du compte, c’est à leur profit exclusif que nous œuvrons !
Excellence, quels sont les plus grands défis auxquels fait face la CBLT ? Et quel rôle joue-t-elle dans la lutte contre l’insécurité et dans l’amélioration de la résilience de la population ?
A cheval entre le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad, la région du lac Tchad est confrontée à une conjugaison d’obstacles structurels de longue date qui se dressent contre son développement. A ces défis s’ajoute un ensemble complexe de problèmes aggravants tels que le changement climatique et les conflits violents. Il en résulte une situation de fragilité aiguë où les quelques 50 millions d’habitants de la région, pris au piège d’un cercle vicieux où pauvreté, violence, conflits, émigration, déplacements, dégradation des terres, aliénation des jeunes et un sentiment général d’insatisfaction se conjuguent sans fin. L’exacerbation de la violence armée, notamment des groupes terroristes Boko Haram, apparu au Nigeria en 2009, puis étendu aux autres Etats riverains du lac Tchad, a engendré, entre 2009 et 2021, la mort de 33 000 personnes, entraîné le déplacement d’environ 2,7 millions d’autres et conduit plus de 12 millions d’autres à tendre la main pour survivre…
A tous ces défis pressants est venu s’ajouter la pandémie du COVID 19. Laquelle depuis mars 2020, et au-delà de nos Etats membres respectifs impacte aussi la bonne marche de l’organisation régionale.
En tant qu’organisation régionale chargée par ses Etats membres pour réglementer l’utilisation des eaux du bassin et d’autres ressources naturelles, la CBLT, nonobstant la faiblesse de ses moyens, est sur tous les fronts afin d’endiguer non seulement la menace des groupes terroristes mais aussi pour remédier à la dégradation des conditions climatiques dans ce bassin hydrographique de près de 50 millions d’âmes, renforcer leur résilience et leur donner les moyens de subvenir décemment à leurs besoins. Dieu merci, comme le montre l’accalmie sur le front sécuritaire et les défections de plus en plus importantes des éléments des groupes terroristes, même si cela ne veut nullement dire la fin des attaques terroristes, nous sommes confiants que ces défis conjoncturels vont bientôt s’estomper. Nous n’aurons alors qu’à nous focaliser sur les défis structurels pressants que sont les différents facteurs de fragilité dans le bassin du lac Tchad.
Justement, l’on ne saurait parler du bassin du lac Tchad sans évoquer ce projet de transfert d’eau interbassins. Qu’en est-il de ce projet de transfert d’eau que qui focalise tant les attentions ?
Ce projet de transfert d’eau interbassins trouve ses prémices dans la grande sècheresse des années 70, date à laquelle surgit « l’idée de reverdir le Sahel ». Grosso modo, il consiste à creuser un canal d’environ 2500 km, qui partirait de la République démocratique du Congo, passerait par la Centrafrique pour se jeter dans le Lac Tchad. Le canal ainsi creusé permettrait de pomper une infime quantité de cette eau qui se jette dans l’océan pour l’acheminer vers le fleuve Oubangui et jusqu’au Chari et Logone qui alimentent le lac Tchad. Bien mené, un tel projet offre l’avantage de servir de catalyseur au développement économique et à l’intégration régionale en permettant une grande agriculture irriguée, la production d’hydroélectricité, le lien par voie navigable entre le bassin du Congo, le bassin du Tchad et le bassin du Niger, ainsi l’essor des échanges commerciaux, etc.
Dans cette optique, la Commission du bassin du lac Tchad a mandaté une société canadienne pour réaliser une étude de faisabilité. Elle a abouti à des propositions tenant sur deux variantes de transferts : par pompage à ou par gravité. Afin de faire taire les voix dissonantes et convaincre les plus sceptiques, une nouvelle étude plus approfondie est confié en 2017, au groupe italien Bonifica, porteur du projet d’origine. Ce dernier s’associe, pour la circonstance, au géant chinois de l’énergie Power China, qui a déjà construit plusieurs barrages hydroélectriques sur le continent. Alors que les conclusions n’ont pas encore été finalisées, survient la Conférence internationale sur la sauvegarde du lac Tchad. A cette conférence de haut niveau, tenue à Abuja en 2018, les Chefs d’Etat des quatre pays riverains du lac Tchad (Nigeria, Niger, Tchad et Cameroun), aidés par une pléiade de chercheurs et de scientifiques, planchent sur de potentielles solutions pour stopper l’assèchement du bassin, également menacé par l’insurrection des groupes terroristes.
Cette rencontre recommande une démarche par paliers, comme par exemple la possibilité d’améliorer l’hydraulicité du Chari-Logone, lutter contre l’érosion des berges, l’ensablement et l’envasement du bassin du Chari-Logone. C’est d’ailleurs l’option préconisée par plusieurs chercheurs comme ceux de l’Institut de recherche en développement (IRD) qui estiment que le désensablement du Chari- Logone, ainsi que du lac Tchad lui-même permettrait de relever le niveau du lac d’un mètre supplémentaire, c’est-à-dire pratiquement l’équivalent du même volume d’eau qui serait obtenu par le projet de transfert d’eau interbassins. Nous sommes à ce stade aujourd’hui. Peut-être que l’amélioration de l’hydraulicité du Chari-Logone nous épargnera-t-elle de ce projet que beaucoup trouvent irréaliste. L’avenir nous le dira.
A l’image du projet de transfert d’eau interbassins, la mise en œuvre des actions entreprises par votre institution nécessite de gros moyens notamment financiers. En dehors de la contribution individuelle des Etats membres, de quels autres moyens dispose la CBLT pour accomplir sa mission ?
En effet, le budget de la CBLT dépend quasi exclusivement des contributions des Etats membres, et pour certains projets et programmes de financement des bailleurs de fonds. En raison des fortunes que connaissent tous ces Etats aujourd’hui en butte à des tensions de trésorerie et à la grave récession économique mondiale, il en découle des retards de paiement et des arriérés de paiements qui impactent gravement la conduite sereine de nos activités. Pour une institution confrontée à des défis multidimensionnels complexes dont je faisais cas tantôt, vous conviendrez avec moi, que de telles difficultés financières, sont de nature à compromettre gravement les ambitions et les missions qui sont les nôtres.
Bien évidemment que nous ne restons pas les bras croisés. Ainsi, dès la fin des années 2000, la CBLT a amorcé un processus de consolidation et de refonte totale. C’est ainsi qu’elle s’est doté d’une vision (Vision 2025), d’une stratégie (Programme d’Action Stratégique - PAS), de Principes communs de gestion de l’eau (Charte de l’Eau et ses Annexes), d’une gestion axée sur les résultats, de l’approche Programme et, last but not least, elle a mené une étude stratégique sur les mécanismes de financement autonome de ses activités. Cette étude est pratiquement achevée. Elle propose plusieurs pistes de solutions, dont entre autres les contributions des Etats membres, les financements sous régionaux, les prélèvements communautaires, la gestion des fonds à capitaux régionaux, la taxation sur l’exportation des ressources minières, la rémunération pour maîtrise d’ouvrage, les rémunérations des activités du guichet unique de la CBLT, les financements liés à des services rendus aux usagers finaux de la ressource en eau avec des redevances de service, etc. Toutes ces propositions sont sur la table, il ne nous reste plus qu’à réunir pour décider ensembles de la meilleure piste susceptible de permettre à notre organisation commune de poursuivre sereinement ses activités.
Qu’en est-il aussi de la stratégie régionale de stabilisation des zones du bassin du lac Tchad affectées par la crise Boko Haram, lancée, si mes souvenirs sont bons, en août 2018 ?
Comme je l’affirmais tantôt, depuis bientôt d’une décennie, les pays riverains du lac Tchad subissent de plein fouet les exactions des groupes terroristes. Cela a entrainé de graves conséquences pour la vie des populations de cette zone, en particulier sur celle des communautés du nord-est du Nigeria, des régions voisines du Cameroun, du Tchad et du Niger riveraines du lac Tchad. Afin de répondre de manière globale, inclusive et participative aux causes profondes du sous-développement et à tous ces facteurs de fragilité dans le bassin du lac Tchad, la CBLT et ses Etats membres ont convenu d’une Stratégie régionale pour la stabilisation, le relèvement et la résilience (RSS) des zones affectées par Boko Haram dans la région du bassin du lac en août 2018.
Reposant sur 9 piliers d’intervention, 40 objectifs stratégiques, elle concerne notamment les États de Borno, Yobe et Adamawa au Nigeria, la région de Diffa au Niger, la région du Lac et la région de Hajder-Lamis au Tchad et la région de l’Extrême-Nord et du Nord du Cameroun.
Une phase initiale de démarrage de cette stratégie de stabilisation a été lancée en juillet 2019, avec le lancement du Fonds d’appui à la stabilisation du bassin du lac Tchad, financé par l’Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Union européenne. Elle a concerné la reconstruction des services de base, la relance des activités génératrices de revenus et le renforcement de la cohésion sociale grâce au retour de la présence de l’Etat dans les zones ciblées.
Aussi bien au Cameroun, au Tchad, au Nigeria et au Niger, après 24 mois de mise en œuvre, les résultats se passent de tout commentaire. Les diverses interventions (amélioration de la sécurité, accès aux services de base et aux moyens minimums de subsistance dans les zones libérées du joug des extrémistes, redéploiement de l’autorité de l’État, réhabilitation des services publics de base tels que les écoles, les cases de santé, les points d’eau modernes…) donnent des réels motifs d’espoir. Au regard de ces réussites, sur la base des retours d’expériences, afin de poursuivre cette dynamique vertueuse, il ne reste plus qu’à s’attaquer véritablement et résolument aux maux qui ont dressé le lit de l’extrémisme violent dans la région du bassin du lac Tchad.
Le mot de la fin, monsieur le secrétaire exécutif ?
Comme le proclame la « Vision 2025 » de la CBLT, mon rêve, c’est de voir le lac Tchad redevenir cet espace de vie, ce bassin nourricier susceptible d’assurer durablement les moyens de subsistance aux populations qui y vivent et même au-delà.
Ce rêve peut rapidement se traduire en réalité si les pays du bassin du lac Tchad maintiennent et entretiennent davantage les liens séculaires de fraternité, de complémentarité et de solidarité unissant depuis la nuit des temps les populations riveraines de ce bassin de vie. Cela est aussi possible, si et seulement si, la communauté internationale intensifie son soutien à la mise en œuvre de la stratégie régionale pour la stabilisation, le redressement et la résilience des zones affectées par Boko Haram dans la région du bassin du lac Tchad. Une stratégie régionale, globale, inclusive et participative qui, en sus, de s’attaquer aux causes profondes de la crise, répond surtout aux besoins des communautés touchées, notamment les femmes et les jeunes, empêchant ainsi leur radicalisation et leur enrôlement par les groupes terroristes. Mais, il ne faut point se voiler la face. Nonobstant leur bonne volonté, les pays de la région, à eux seuls, n’ont pas les moyens financiers d’entreprendre ces énormes projets. Il faut alors accroitre et intensifier le soutien international aux efforts nationaux et régionaux visant à éradiquer définitivement ces maux. Il faut, par exemple, doter la FMM et les différentes armées nationales concernées de moyens financiers, logistiques et techniques susceptibles de mener à bien leurs missions. Le soutien de la communauté internationale est également nécessaire pour mettre en œuvre et réussir les opérations de désengagement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) des repentis de Boko Haram.
Pour finir, il faut non seulement continuer à exercer une pression constante sur les reliquats de groupes terroristes mais aussi s’attaquer résolument aux questions à l’origine des problèmes dans le bassin du lac Tchad, tels que la sécheresse, l’assèchement du lac, la pauvreté endémique et le chômage des jeunes. Si nous arrivons à faire taire les armes, nous serons alors en mesure de nous attaquer résolument aux questions de développement.
Réalisée par Ali Maman(onep)