Accéder au contenu principal

Législatives du Sénégal : la démocratie relancée

Terre natale de Blaise Diagne, premier Africain élu à la Chambre des députés de France en 1914, le Sénégal vient d'administrer la preuve d'une maturité démocratique dont on commençait à désespérer tant la majorité absolue à l'Assemblée nationale, régulièrement obtenue par tous les présidents de la République depuis l'indépendance en 1960 avait fini par enfanter un quasi-pouvoir absolu du chef de l'exécutif. La conséquence en est que l'Assemblée nationale était apparue comme une chambre d'enregistrement des projets de loi avec un déficit notoire de propositions de loi.

Le camp présidentiel au coude à coude avec l'opposition

À la suite des résultats provisoires des législatives du 31 juillet par la Commission nationale de recensement des votes (CNRV), le camp du président Macky Sall, regroupé au sein de la coalition Benno Bokk Yakaar (Être ensemble et partager le même espoir en langue wolof), a obtenu 82 sièges, à une longueur de la majorité absolue.

En face, les coalitions Yewwi Askan Wi (Libérer le peuple) autour des leaders emblématiques que sont Ousmane Sonko, Khalifa Sall et Barthélémy Dias, et Wallu Sénégal (Sauver le Sénégal) avec comme chef de file Abdoulaye Wade, élu député à 96 ans, ont obtenu respectivement 56 et 24 sièges. Cela leur donne un total de 80 sièges, à deux longueurs du score du camp présidentiel et à trois de la majorité absolue dans un scrutin où le taux de participation a été de 46,64 %.

Une donne inédite

Entre ces deux ensembles antagonistes, trois sièges de trois autres coalitions s'intercalent : celui d'AAR Sénégal (Alliance pour une Assemblée de rupture mais aussi Soigner le Sénégal en wolof) avec Thierno Alassane Sall, Bokk Gis Gis (Avoir ensemble une même vision en wolof) avec Pape Diop, et Les Serviteurs-MPR avec Pape Djibril Fall. Chacune de ces coalitions peut permettre de sauver la mise au camp présidentiel. Ensemble, elles peuvent permettre à l'opposition sénégalaise d'imposer une cohabitation au président Macky Sall.

Faiseuses de rois, ces trois coalitions peuvent littéralement bouleverser le fonctionnement institutionnel du pays. En s'alliant avec Benno Bokk Yakaar, elles permettraient au président de la République de s'appuyer sur une majorité courte mais réelle à l'Assemblée et donc de poursuivre son programme. En s'alliant avec les deux grosses coalitions, Yewwi Askan Wi et Wallu Sénégal, elles pourraient permettre au pays de partir sur une autre trajectoire avec un gouvernement dont le programme serait largement inspiré par les approches de l'opposition, notamment sur les plans économique et social.

La question de la stabilité gouvernementale posée

Dans un contexte aussi délicat, la question de la stabilité gouvernementale va être centrale. À un siège de la majorité absolue, Benno Bokk Yakaar peut récupérer sa marge de manœuvre si elle réussit à signer avec l'une de ces trois coalitions un pacte de gouvernement. Cela permettrait à Macky Sall d'avoir les coudées franches jusqu'à l'élection présidentielle de 2024. Pour ce faire, la coalition Benno Bokk Yaakar devra véritablement s'employer, car ces trois coalitions se sont, jusque-là, positionnées du côté de l'opposition. Aussi et surtout, elles tiennent là une opportunité d'être celles qui auront en quelque sorte réécrit l'histoire politique du Sénégal en imposant au président de la République une cohabitation inédite. À défaut de concrétiser une alternance complète, elles ouvriront la voie à une politique forte de rupture à laquelle a semblé appeler la dynamique qui a permis à l'opposition d'être au coude à coude avec le camp présidentiel.

Les leçons d'un scrutin hors normes

Quelles leçons tirer de ces législatives ?

Au-delà de l'inédite cohabitation qu'elle pourrait imposer au chef de l'État, elles donnent une indication sur la volonté, voire la rage des Africains à prendre leur destin en main. Alors que la succession des coups d'État (Mali, Guinée, Burkina Faso) et autres maintiens problématiques au pouvoir (Cameroun, Guinée équatoriale, Tchad, etc.) avaient conduit à commencer à désespérer de la démocratie en Afrique, la trajectoire sénégalaise est un cinglant démenti. L'Afrique veut la démocratie, mais elle veut surtout SA démocratie, celle secrétée par ses propres courants politiques, sociaux et culturels.

Pour le Sénégal, le chemin pour arriver à la situation d'aujourd'hui a été long, mais il a pu être parcouru, car ayant une résonance au cœur de la société sénégalaise et de son histoire politique. Sans remonter au cahier des doléances des habitants de Saint-Louis du Sénégal lors de la première constituante française en passant par les nombreuses élections de la période coloniale qui ont envoyé au Palais Bourbon des députés comme Blaise Diagne, Galandou Diouf, Lamine-Guèye et Léopold Sédar Senghor, entre autres, il convient de se souvenir de la période du parti unique assez tôt dans les premières années qui ont suivi l'indépendance, de celle du multipartisme intégral autorisé sous la présidence d'Abdou Diouf et de celle de l'ouverture démocratique impulsée par Léopold Sédar Senghor dans les dernières années de son magistère.

Pendant toutes ces périodes, le Sénégal a eu l'occasion de vivre des moments cruciaux dont le basculement a été déterminé par la forte volonté de la population et d'une frange du personnel politique ou de la société civile de voir les principes démocratiques respectés.

Ainsi de l'alternance en 2000, de la mise à mort en 2011 de la « dévolution monarchique » tentée par Abdoulaye Wade, de la nette défaite de celui-ci en 2012 alors qu'il était en quête d'un troisième mandat extrêmement contesté et maintenant de ces législatives qu'on pourrait percevoir comme un coup de frein à la possibilité pour le président Macky Sall de se mettre en orbite pour un troisième mandat.

L'Afrique veut SA démocratie, disais-je ?

Si une démocratie adaptée passe par des éléments politiques et sociaux, elle passe aussi par les modes de scrutin en vigueur dans le pays. Pour le Sénégal, les députés sont élus de deux manières. Soit par un mélange de scrutin proportionnel avec des listes nationales, pour 53 parlementaires. Ou par un scrutin majoritaire dans les départements pour 97 autres députés, ainsi que pour les 15 derniers sièges occupés par les députés de la diaspora. Ce panachage de modes de scrutin a aussi pu jouer pour favoriser une plus grande représentativité et diversité des sensibilités présentes à travers le Sénégal. Dans le climat de défiance à un système bien installé et dont la troisième place d'Ousmane Sonko à la présidentielle de 2019 a été un signe patent, cela n'a pas manqué de jouer pour permettre aujourd'hui aux deux principales coalitions de l'opposition de faire jeu égal avec le camp présidentiel.

Un retour aux sources des mots de l'hymne national

En un mot comme en cent, l'issue de ces législatives nous amène aux sources mêmes du mot « Sénégal ». En wolof, « Sunu Gaal » signifie « Notre bateau », et d'aucuns disent que c'est cette expression qui a donné son nom au pays. Pour rester dans la sémantique de la navigation, on peut dire que les populations ont, par ce vote qui renverse la table, repris le gouvernail du bateau Sénégal. Pour rester dans l'atmosphère du Lion rouge, la Marseillaise sénégalaise également appelée « Pincez tous », on peut dire que résonnent bien fort les mots de Léopold Sédar Senghor qui en a écrit le texte à partir duquel l'ethnomusicologue français Herbert Pepper a composé une musique. Les voici : « Le lion rouge a rugi. Le dompteur de la brousse, d'un bond s'est élancé, dissipant les ténèbres, soleil sur nos terreurs, soleil sur notre espoir. » Ce qui vient de se passer aux législatives est un tournant pour le Sénégal, mais aussi pour l'Afrique sur le chemin de la démocratie. Et le dernier vers du premier couplet en est une illustration. Il dit : « Debout, frères, voici l'Afrique rassemblée. » Tout un symbole au moment où la démocratie, sur le continent, a besoin d'un second souffle.

Malick Diawara

Source : https://www.lepoint.fr/afrique/senegal